Au-delà du commentaire, si peu intéressant et finalement tellement stérile, du personnage "Michel Onfray", dont on découvre le fabuleux travail dans le livre, et qui d'une certaine manière trompe le lecteur, tant il est meilleur à l'écrit qu'à l'oral, il paraît indéniable que le projet de la contre-histoire de la philosophie est aussi réussi qu'indispensable. Indispensable, car il prend le contre-pied de la pensée philosophique dominante depuis vingt siècles, qui est l'idéalisme. Cette doctrine, inventée principalement par Platon, qui consiste à faire précéder au réel les Idées, à appréhender le monde et l'Homme d'une manière spécifiquement duale, à mépriser le plaisir des sens au profit du dolorisme ascétique de la pensée détachée du corps, à estimer que le comportement ici bas justifierait une certaine place dans l'au-delà des arrières mondes ou encore à nier absolument toute physique des atomes est la pensée qui a rendu possible la religion monothéiste, les totalitarismes et tout les concepts abstraits détachés de la vie réelle qui pullulent dans les universités et chez les philosophes académiques. Michel Onfray, qui semble avoir compris que l'Histoire des Idées est écrite par les vainqueurs, s'insurge et cherche à proposer une vision alternative du monde, notamment à travers des philosophes matérialistes et hédonistes antiques, dont les traces ont été effacées par les platoniciens et les religions, et qui pourtant proposaient des modes de vie absolument aux antipodes de ceux qui ont place aujourd'hui dans notre monde. Que pensaient donc ces hommes, et ces femmes, dont la majorité des œuvres ont été perdues et volontairement détruites par les penseurs idéalistes? Et surtout, compte tenu de l'éthique grecque qui impose d'aligner sa vie sur sa parole, quelle est la façon de vivre proposée par ces hommes, notamment pour appréhender la mort, le bonheur, le plaisir, la politique? Michel Onfray répond à ces questions, en racontant par ordre chronologique, l'histoire et la pensée de ces philosophes encore énigmatiques, mais aux potentialités pourtant bien plus réjouissantes que la morbidité du christianisme et des pensées rigides détachées de la matière, préférant côtoyer les cieux que de s'intéresser à la terre, s'adressant aux âmes plutôt qu'aux corps. Place aux vaincus, sus aux vainqueurs.


Tout part d'une constatation qui frappe de par son avance sur son temps, le réel est composé de matière, et d'atomes. Le premier philosophe à évoquer cela est le mystérieux Leucippe de Milet, dont on ne connait ni la vie ni le sexe, et qui, par une lourde journée d'été, constate qu'un rai de lumière blanchâtre illumine de la poussière en suspension dans l'air. Il ne lui en faut pas moins pour élaborer cette théorie extraordinaire, et qui s'avérera scientifiquement vraie des siècles plus tard, selon laquelle le monde est composé d'atomes en mouvement dans le vide. Les choses les plus immatérielles (pensées, rêves, etc) sont elles-mêmes des atomes particulières, appelés des simulacres, à un point tel que tout est matière. Ainsi, point de Dieu, de paradis ou de mythes, point de transcendance, mais bien une immanence complète et strictement rationnelle. On ne sait pas vraiment quelles conséquences morales et éthiques en a tiré Leucippe de Milet, dont on ne sait rien d'autre que cela. C'est Démocrite le Syrien qui va endosser la théorie atomiste et qui va sembler commencer en tirer des conséquences morales, notamment par sa vie, et notamment sa mort : son fameux enterrement dans du miel. Quand les platoniciens estiment que ce monde n'est que le pâle reflet d'idées préconçues, que la matière n'est que négativité et que le corps n'est que médiocrité, les matérialistes estiment que le réel est le seul réel, qu'il n'y a pas de vie après la mort, qui n'est que la désagrégation des atomes, et donc qu'il y a un intérêt à vivre. Il est donc absolument logique que les matérialistes participent à développer une véritable doctrine du plaisir. Le philosophe le plus incroyable en la matière n'est pas forcément Epicure et son ataraxie, qui n'est qu'un bonheur négatif, par absence de troubles, mais bien l'hédoniste Aristippe de Cyrène, le philosophe aux Parfums. On aurait tort de céder à la propagande de Platon et des Chrétiens qui consiste à penser que l'hédoniste est un pourceau ivre d'orgies et de banquets, on aurait également tort de penser que l'ascétisme d'un Epicure, qui évoque les cyniques et les stoïciens, soit le modèle du plaisir matérialiste, car il existe une troisième voie ouverte par ce formidable Aristippe. Le plaisir n'est pas seulement négatif, c'est-à-dire l'absence de troubles, mais il peut également se trouver. Tout plaisir est bon à prendre, à partir du moment où il ne nous nuit pas et ne nous emprisonne pas. Il est légitime d'aimer manger, si cela ne nuit ni à notre santé, ni à notre modestie. Il est légitime d'aimer faire l'amour, à partir du moment où cela ne nous attire pas de désagréments futurs. Il est légitime d'avoir de l'argent, à partir du moment où il ne nous pousse pas à adhérer à des plaisirs, dits non nécessaires et non naturels par Epicure, que sont la recherche de la gloire, du pouvoir, des honneurs et des reconnaissances. Même, il faut privilégier une douleur actuelle qui nous apportera un grand plaisir plus tard, plutôt que de privilégier un grand plaisir qui ne nous attirera que des ennuis. Le lecteur est bien loin des poncifs chrétiens sur l'ogre épicurien, et des clichés éculés idéalistes. Cet hédonisme matérialiste et donc franchement athée (encore que Lucrèce, dans De Nature Rerum reste ambigu sur la question) permet également de ne plus craindre la mort, qui ne sera ni l'occasion d'un châtiment, ni d'une douleur : quand elle est là, nous ne sommes déjà plus, et vice-versa. Elle permet également d'échapper à la tentation du suicide d"Hegesias par la recherche du plaisir de la vie, et de la jubilation. N'est ce pas grandiose et plus réjouissant que le dolorisme ascète qui consiste à rejeter tout plaisir comme une chose mauvaise, sous prétexte que cela n'est pas au niveau de l'âme et de Dieu?


Cependant, la théorie épicurienne pure n'était pas parfaite, et il restait des interrogations, voire de franches réserves sur certains sujets. Le premier d'entre eux est la politique : quand Antiphon d'Athènes explique que l'individualisme prime sur la cité, ou qu'Epicure explique qu'il vaut mieux laisser mourir autrui que de le sauver pour ne pas se fouler, cela ne fait pas rêver, et peut même faire peur. En effet, Epicure préfère un roi tyran tranquille qu'une démocratie furibonde. Il y a une forme d'égoïsme chez les matérialistes qui ne fleure pas très bon, et peut inquiéter. Pourtant, les Romains épicuriens de la Campanie, dont Philodème de Gadara est un chef de file, va rénover la façon de penser hédoniste en influençant les hommes politiques, en s'intéressant à la vie de la Cité, en affrontant les idéalistes comme Cicéron. Le soi n'est plus l'horizon indépassable de ce mode de vie. De la même façon, le lecteur pouvait avoir des réserves sur l'ascétisme épicurien, qui refuse l'art, la lecture ou la musique comme des plaisirs envisageables. Là encore, les Romains vont revoir leur manière de voir les choses, à un point tel que des communautés épicuriennes heureuses persisteront jusqu'au Vème siècle après Jésus Christ, avant de tomber durablement dans l'oubli comme si elles n'avaient jamais existé, au profit de la théocratie platonicienne et chrétienne. Cette philosophie hédoniste, toute faite de carpe diem et de recherche du bonheur, l'eudémonisme, a été réduite à néant par des intolérants, d'abord les troupes de Platon qui organiseront des autodafés de Démocrite ou appelleront à la déportation des athées, puis par les Chrétiens doloristes, morbides et tournés exclusivement vers les Cieux. La vie a été sacrifiée pour la mort, la réalité pour la fiction, et ce pour vingt siècles. Pendant ce temps là, la science ne remettra jamais en cause l'atomisme, et la réalité moniste du monde. Les philosophes matérialistes, eux, sont stigmatisés, mal connus, méprisés et oubliés, tandis que sont présentés en héros les salauds vainqueurs du monde antique d'hier. Platon est Roi. Pour combien de temps encore?

PaulStaes
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le 7 sept. 2018

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