Blues lorrain
Le Goncourt nouveau est arrivé et, à défaut de sentir la banane, il suinte l'ennui et la grisaille d'une Lorraine désindustrialisée où les adultes boivent et tentent de survivre entre boulots au...
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le 18 août 2023
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Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=DaSzi5XUW6U
Bonjour à tous. Aujourd’hui, on va parler de Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu.
De quoi ça parle ? Le roman se déroule sur 6 ans, 6 années pendant lesquelles on va suivre Anthony, un gamin de la classe populaire, Hacine, un gamin de la cité, et Steph, une fille de la petite bourgeoisie de province — leurs vies vont s’entrecroiser et se délier, au fil des années, pour permettre un tableau de cette France périphérique, France oubliée et désindustrialisée.
Avant de commencer, pour que la vidéo ne dure pas 6 h, je n’ai pas lu toutes les citations, donc je vous conseille parfois de mettre pause pour pouvoir les lire.
Je dois avouer que quand j’ai commencé ce roman, j’avais aussi commencé ma chronique de manière assez (très) négative.
J’ai du mal à comprendre la hype autour de Nicolas Mathieu, bon, la hype, on va peut-être pas exagérer non plus, ou alors auprès de la ménagère de moins de 50 ans, car entre nous, j’ai parfois l’impression que c’est son physique de gendre parfait qui est la cause de son succès, son côté homme qui est resté proche du peuple, avec de vraies valeurs comme la famille et le terroir, le madison et la pression pêche. Ça sonne assez cynique comme ça, mais le pire, c’est que c’est ce que je ressens à la lecture, c’est ce qui m’agace, comme si son parler populaire était calculé pour toucher tel public — pas forcément les classes populaires, justement, mais plutôt les journalistes de Elle qui trouveront que quand même, Annie Ernaux, elle a des successeurs, regardez le petit Mathieu, il a conservé ses racines, ça se laisse lire et en plus, les scènes de cul concernent parfois des femmes de plus de 40 ans, puis il aime Romy Schneider, t’as essayé le sérum Clarins ? (capture d’écran article)
Je pense toujours ça. Je n’ai pas complètement changé d’avis, je continue de penser qu’il y a une hype autour de Nicolas Mathieu qui pourrait aussi bien nimber d’autres auteurs. Mais il arrive toujours à finir par m’atteindre, presque malgré moi, parce qu’il y a, je trouve, dans son œuvre, de gros défauts mais aussi des qualités indéniables.
Au niveau de la structure
Nicolas Mathieu est doué pour le découpage et le choix des scènes. Il est bon pour parler de l’adolescence, des chagrins d’amour, du pathétique de cette période, pour installer une ambiance faite de mobylettes qui pétaradent, de ce sentiment de liberté déjà un peu nostalgique, de la chaleur de l’été, l’odeur de la piscine.
Mais, mais mais. Il y a de mon point de vue des défauts rédhibitoires pour gagner le goncourt. Je ne vais pas parler du langage parlé, ça renforce le réalisme, en revanche, son éditeur n’a pas assez bossé pour mettre en valeur son potentiel. Cela au niveau des dialogues et de la monotonie syntaxique de certaines phrases. « Il s’était endormi sur une chaise longue sans même s’en apercevoir. Il se trouvait sous un arbre. Il éternua à plusieurs reprises et partit à la recherche du cousin. » « Elle lui disait qu’il faisait chaud. Elle était contente de le voir bientôt. Elle lui demanda s’il était sage ».
Les dialogues, si on était au théâtre, serait appelées des stichomythie, c’est-à-dire des répliques vives, rapides, qui permettent de renforcer la confrontation des personnages, ou au contraire leur complicité. Mais d’une part, nous ne sommes pas au théâtre, et d’autre part, c’est systématique chez Mathieu. On se retrouve bien trop souvent avec des grandes lignes verticales, où les personnages ne disent rien d’intéressant.
Les dialogues gagneraient en concision. A chaque fois, je me disais qu’on aurait pu les diviser en deux, si ce n’est plus.
« — Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien.
—Pourquoi tu me suis ?
— Pour rien.
— Tu veux me dire quelque chose ?
— Non.
— T’es un pervers ou quoi ?
— Mais non.
— Ben alors ?
— Alors rien.
Ils sont très laborieux. Comme je l’avais déjà dit dans ma vidéo sur Connemara, ils commencent trop tôt, finissent trop tard, ne joue pas assez sur le langage corporel, sur les non-dits, sur l’inadéquation entre ce qu’exprime les mots et le corps.
On retrouve parfois dans la narration un côté sentencieux, des aphorismes assez caricaturaux, presque comme des slogans de pubs « Là, insulaires et blancs parmi la nuit de l’eau et du ciel, ils dérivaient, et vivre valait vraiment le coup. » « Ils étaient bien, l’eau était délicieuse finalement et la pluie ne viendrait plus. »
Une des grosses maladresses du livre, c’est d’être avare en pronom —ça sert à rien d’utiliser 36 000 synonymes pour parler d’un personnage (la femme, la jeune femme, l’adolescente,…), mieux vaut toujours un pronom
« — Allez, c’est pas la peine, fit le nageur. On va pas se battre. C’est bon maintenant
— Toi, tu commences à me saouler, répliqua Hacine.
— Ouaah, c’est bon on fait rien de mal, tenta encore l’acolyte. »
Ce qu’on remarque aussi, c’est l’accumulation de verbe de parole pour introduire les répliques, très scolaire comme résultat. Le mieux, pour faire un bon dialogue, c’est de tellement caractériser ce qui se dit, que le verbe introducteur devient inutile. Que chaque personnage parle d’une manière spécifique, personnelle. Ce manque de polyphonie, c’est un autre reproche que je fais à Nicolas Mathieu, mention spéciale aux personnages féminins.
Les filles parlent de la même manière — je pense à cette scène où Clem et Steph se rendent comptent que Simon couche avec les deux, et que leurs répliques sont tellement interchangeables que ça en devient ridicule.
— Ouais, mais il est mignon.
— Mais trop.
— Il s’est bien foutu de notre gueule en attendant.
— Ouais, admit Clem.
D’ailleurs, dans cette scène, il a choisi une expression très 2010-2020, que personne n’employait dans les années 90 « En fait, depuis le début, il me balade de ouf. » C’est le genre de détail qui me sortent complètement de l’histoire.
La phrase typique de Nicolas Mathieu termine sur deux adjectifs, avec un emploi souvent inhabituel, recherché. Parfois, ça marche « Ils se marrèrent un bon moment, à l’abri, raides et complaisants ». Mais parfois pas « Il la vit s’élancer vers la flotte, les cuisses rapides, les fesses élastiques ». Il aime associer des noms et des adjectifs qui ne s’associent pas normalement, et j’aime bien ça, c’est comme ça qu’on trouve de belles images, encore faut-il s’assurer qu’elles aient un sens, fesses élastiques, je pense à peu près comprendre ce que ça signifie, mais ça manque de clarté.
D’ailleurs, les scènes manquent parfois elles-mêmes de clarté dans leur déroulement ou leur enchainement, et elles peuvent aussi être archétypales « Dire que dix ans plus tôt, il lui faisait des colliers de nouilles pour la fête des Mères ». Qui se souvient avoir vraiment fait des colliers de nouilles pour la fête des mères, sérieusement ? S’il avait convoqué un vrai souvenir au lieu d’une formule, ça aurait gagné en réalisme.
D’ailleurs, les clichés abondent le texte « yeux de chien battu » « résultat des courses » « dévala les escaliers quatre à quatre » « mettre le grappin dessus » « la main sur le cœur » « en avoir le cœur net » « remettre les compteurs à zéro » « se jeter à l’eau » « mobilier urbain », « le foudroya du regard » « le pot aux roses » « légère comme une plume » « larrons en foire », etc, etc, etc.
Il y a aussi de nombreuses répétitions, et ce parfois au sein de la même phrase « Là-haut, la lune très haute brillait machinalement »
« Le jeune homme coopérait modérément. La jeune femme reprit. »
« Déjà le matin, il ne commençait pas avant dix heures du mat »
« Au-dessus de la ligne d’horizon, un peu de jour finissait, raturé par des lignes électriques. »
« Ils se retrouvèrent à l’arrière d’une Halle aux Vêtements. L’endroit se trouvait à l’abri »
En parlant de répétition, une phrase revient souvent, « Il avait un peu envie de chialer ». Et on comprendrait si c’était que Anthony dont il était question. Mais non, cette phrase revient aussi pour les autres personnages, « Steph en aurait chialé ». mettant un peu de Nicolas Mathieu dans tous les personnages, ce qui empêche d’avoir une vraie variété dans leur personnalité. Dès qu’on est dans leur tête, on voit qu’ils pensent tous, à quelques exceptions près, pareil. Ils remâchent leurs échecs, pense au matériel, à l’avenir, à leurs insatisfactions, je trouve que c’est difficile de voir une spécificité, une individualité en eux — c’est vraiment Nicolas Mathieu à 18 ans, Nicolas Mathieu en femme de 40 ans, Nicolas Mathieu en père alcoolique, Nicolas Mathieu en adolescente.
Par ailleurs, on sent que Nicolas Mathieu veut se rapprocher du naturalisme en employant des adjectifs corporels, organiques, physiologiques « Face à lui, une jeune femme aux yeux thyroïdiens était occupée à examiner son CV. », ce qui est amusant puis lassant à la troisième occurrence « et puis se leva, lymphatique et très grande ». Dans ses descriptions de la classe moyenne de province, avec son regard surplombant et ironique, on lui trouve des accointances avec Flaubert « Ils vivaient depuis vingt ans dans le même pavillon qui comptait trois chambres, avec leurs deux enfants, un garçon et une fille. Lui bossait au cadastre, elle était secrétaire à la mairie. Chaque année, ils partaient quinze jours à Sanary. Ils ne cherchaient pas à changer de vie, se satisfaisaient de salaires décents et d’augmentations raisonnables. Ils occupaient leur place, favorable à l’état des choses »
En mettant la lumière sur le matériel, sur le regard social qu’ils projettent de leurs vacances, de leurs possessions, il insiste sur le regard cruel de Vanessa sur ses parents, Vanessa qui est d’ailleurs une sorte de double de Nicolas Mathieu, puisque c’est la seule qui s’en « sort » (si on devait employer le vocable bourgeois — s’en sortir = quitter sa classe d’origine en la rejoignant.) C’est curieux, encore, je trouve, comme choix — insister sur une sorte de médiocrité dans la satisfaction, dans le contentement, dans l’absence d’ambition — comme si le but de la vie n’était que de s’extirper de son milieu d’origine, de surpasser les autres. Ce qui permet de dérouler le discours méritocratique habituel, avec Vanessa qui bosse comme une dingue, avec « ses fiches bristol et trois couleurs de Stabilo, constamment angoissée. »
Pourtant, il remet cela en question avec le personnage de Steph, quand elle-même buche pour avoir une mention (celle-ci non pas pour « s’en sortir », mais pour avoir une voiture) « Le « mérite » ne s’opposait finalement pas aux lois de la naissance et du sang.[…) Il recouvrait en fait une immense opération de tri, une extraordinaire puissance d’agglomération, un projet de replâtrage continuel des hiérarchies en place. » Il y a des oscillations constantes, puisque plus tard, avec Hacine, un autre discours du même type apparait sans recul cette fois-ci, comme s’il avait des éclairs de lucidité, mais qui se rembrumaient par la suite.
Le principal problème du livre, selon moi, et j’y reviendrai quand on parlera plus longuement du message, c’est le point de vue, ce regard extérieur — on ne sait qui il est, il y a des mouvements chaotiques d’internalisation et d’externalisation de la narration, qui fait qu’on sait jamais si on est hors des personnages ou dans leur tête. Parfois, Nicolas Mathieu précise. La plupart du temps non, et le lecteur doit deviner au doigt mouillé, tout en trouvant que ces mouvements dedans dehors manquent de fluidité. Focalisation interne ? zéro ? externe ? Pourquoi les tournures changent de manière chaotique ? On passe dans certaines scènes d’un parler jeune (qui soit dit en passant ne fait pas toujours mouche), à des tournures bizarrement soutenues « des tas de jeunes gens s’affairaient déjà autour d’une grande table ». Parfois, on sent que Mathieu a un coup de flemme aussi. Lui qui prend beaucoup de temps pour poser les ambiances, décrire ses scènes, il lui arrive d’accélérer soudainement la narration, et j’ai parfois l’impression de l’imaginer devant son traitement de texte, à la fin de sa session écriture, bon on verra demain, et le lendemain, bon, on verra plus tard « Les cousins revinrent régulièrement au frigo pour se ravitailler. Progressivement, les visages devinrent familiers et, l’alcool aidant, ils commencèrent à sympathiser avec des tas de gens. » Il aurait vraiment fallu dans cette scène expliquer, montrer comment cela se produit, parce que pour nous lecteurs, c’est difficilement croyable. Ils sont en terrain hostile, et ça fait deus ex machina de subitement les faire accepter par ses fils à papa : c’est ce qui nous intéresse dans le livre : l’impossibilité d’un brassage, d’une mixité, alors pourquoi n’en rend-il pas compte ? Pourquoi il préfère s’attarder sur les fautes de goût de prolétaires, sur leur côté cavalier et pas montrer comment se comportent les autres, comment ils font valoir leur classe, leur supériorité de manière insidieuse ? Ce qu’au cinéma, par exemple, un Kechiche met très bien en scène — le malaise diffus, la fusion jamais parfaite entre deux mondes.
D’autres petits soucis, par exemple au niveau de la cohérence du récit : pourquoi le cousin est-t-il appelé le cousin même par les gens qui ne sont pas de sa famille ou qui ne le connaissent ni d’Adam ni d’Eve ?
Bref, le cadrage est intéressant, il conquiert a priori le lecteur, les scènes parlent à beaucoup de gens — ne peuvent que parler à beaucoup de gens, la nostalgie de la jeunesse, de l’adolescence, des après-midis entre potes, des balbutiements de l’amour, des pétards dans les parcs, sans la responsabilité du monde adulte, ça peut que parler — il y a donc une longueur d’avance de prise dans la conquête du lecteur. Et malheureusement, si le cadrage est bien choisi, la mise en scène pêche, ou pour reprendre la métaphore cinématographique, ça me donne l’impression d’un Kechiche filmé comme un téléfilm, et surtout au début du roman.
Au niveau du message
La première moitié est très laborieuse, et pire encore, elle ne dépasse que rarement le lieu commun : le père alcoolique, le gamin de la cité délinquant, son père à lui le bat, drogue, alcool, chômage, une obsession certaine pour les allocations, je comprends l’ambition naturaliste, montrer les déterminismes, (on voit par exemple comment Anthony lui-même se met à boire à la mort de son père). Mais c’est uniquement quand elle s’éloigne de ces situations de départ qu’elle commence à parler vrai —Nicolas Mathieu change complètement sa trajectoire, et je trouve que ces coupures dans la narration sont une vraie bonne idée, parce que ça montre bien comment les coups du sort peuvent couper des destins. Mais la question du point de vue pèche indubitablement.
Le regard sur la cité me parait tout droit sorti d’un téléfilm TF1 — la mère retournée au pays, le père qui frappe son fils avec un manche de pioche. Parfois, on a le droit à une description que ne renierait pas Eric Ciotti « Bientôt, le petit Kader arriva sur son scoot. Il ne portait pas de casque et conduisait en claquettes. Il fit une roue arrière pour la forme. » Hacine, n’a pas beaucoup de variation dans sa gestuelle, il crache souvent « entre ses incisives ». D’ailleurs, les personnages en général n’ont pas une gestuelle très variée, on assiste encore aux « mains levées dans un geste d’apaisement » que j’avais déjà relevées dans Connemara.
Pour les gitans, c’est encore pire « Ils menaient des vies marginales, d’allocations et de menus larcins, familles tuyaux de poêles qui faisaient le coup de poing et accouchaient de temps en temps. », on pourrait croire que c’est le point de vue de la mère à ce moment-là, mais la formulation, ce que j’appellerais le sens de la formule me parait trop écrit pour être une pensée diffuse d’une femme dans un instant de rêverie. Pareil un peu plus loin, encore lors d’un passage où le personnage suivi est la mère, on parle des cités HLM et ça sort le genre de conneries qu’on entend dans Zone interdite « Ils s’étaient ainsi constitué de jolis F5 à coups de masse. […] Les loyers, eux, restaient inchangés. A l’office HLM, on feignait d’ignorer ces privautés immobilières. » puis plus loin « Tout un peuple désœuvré se trouvait là aux aguets, tenu par des postes de télé, des drogues et des divertissements, la chaleur et l’ennui ».
On se dit quel est le point de vue ? Est-ce la mère, biberonnée justement à ce genre d’émission ? Est-ce Nicolas Mathieu ? Le plus probable est que c’est le point de vue de la mère, pour montrer comment une partie des classes populaires se sent lesée et fantasme sur les allocations, sur les aides accordées aux personnes immigrées, mais c’est encore une fois confus, trop bien formulé, trop littéraire pour être des pensées à un instant T.
Surtout, que ce genre de description, on en a aussi dans les parties centrées sur Anthony « ados malingres, hardis, laids à faire peur et enragés de bruit, qui font le malheur des retraités et le contingent des lycées professionnels » « Des récits de braquages de bureaux de poste au pied de biches, de courses-poursuites en Massey Ferguson, des bals se finissant à coups de chevrotine, les grosses têtes, des fraudes aux allocs, des incestes poursuivis sur trois générations, le folklore quoi. »
Et ça continue sous le point de vue de Steph « Alcoolos, pensionnés, indigents, silicosés, obèses, variqueux, infirmes et autres accidentés, étrangers incompréhensibles, Français à peine plus clairs. » « s’intoxiquant de jeux et de feuilletons, faisant à longueur de temps des gosses et du malheur, éperdus, rageux, résiduels. Il valait mieux éviter de se poser la question, de les dénombrer, de spéculer sur leur espérance de vie ou leur taux de fertilité. Cette engeance marinait sous les seuils, saupoudrée d’allocs, vouée à finir et à faire peur. » (Encore une fois, on suppose que c’est les trois bourgeoises à ce moment qui parlent, mais le ton très écrit, très littéraire, très 19ème siècle laisse planer le doute.)
Dans la description des jeunes filles, et comme dans Connamara, on retrouve ce regard un peu objectifiant, que je qualifierais de davidhamiltonien, les rideaux vaporeux, les rêveries amoureuses, et le voile de transpiration sur la peau,
« Elle ne portait rien qu’un boxer trop large et son débardeur Snoopy […] Bientôt, elle sentirait la chaleur peser sur son ventre, suffocante et jaune » »
« Il faisait chaud dans la pièce dont les fenêtres laissaient passer un peu d’air en soulevant un rideau pastel […] la vitesse adoucissait l’air, rendait le vent soyeux. Les filles pouvaient sentir cette caresse sur leurs pieds nus. »
ce qui ne me dérangerait pas si à côté les descriptions des garçons étaient dans le même esprit : comme je viens de le dire, j’avais déjà remarqué cet imaginaire naïf de l’adolescence féminine dans Connemara — il faut qu’il se renseigne, les filles ados, dans la stricte intimité, c’est comme les garçons, ça a une haleine de morve le matin, c’est pas se vernir les orteils en regardant le jardinier d’en face se mettre torse nu — scène qui semble d’ailleurs toute droit sortie d’un pub coca cola. Comme si la Steph était toujours regardée par un œil masculin qui la forcerait à rentrer le ventre et à minauder. Et ce qui dérange d’autant plus, c’est qu’elle a 14 ans dans cette scène et que plus elle grandit, moins ce regard la colle — plus l’auteur se penchera sur son parcours scolaire et étudiant, moins il s’intéressera à son corps. Après, je pense comprendre ce qui est à l’œuvre, on se retrouve face à l’émerveillement du Nicolas Mathieu de 14 ans pour les filles de sa classe, émerveillement qui se désagrège quand ce monde inaccessible s’ouvre à lui. Mais il reste toujours cette extériorité dès que c’est un personnage féminin, et jeune de préférence, ce côté femme ou fille affectée, regardée, mise en valeur. Je pense à la mère d’Anthony, qui au début, d’ailleurs, fait exactement pareil que la Hélène de Connemara (précisons qu’elles ont le même nom : « s’arrêter en catastrophe sur le bord de la route pour se caresser et jouir très vite ».) Ce que je trouvais original dans Connemara, mais peu crédible si tous ses personnages féminins s’y mettent. Ce regard objectifiant ne concerne que les jeunes femmes, pour la mère d’Anthony, il ne se passe que 6 ans dans le roman, mais sa beauté est complètement démolie par l’auteur, on a l’impression qu’elle prend 20 ou 30 ans dans la gueule. Et peut accéder là au statut de mère sacrificielle, celle qui pourrait faire penser à une chanson de Brel, qui avec sa belle gueule d'apôtre caresse son fils du regard.
Ces gens-là, oui, c’est vraiment à quoi on pourrait comparer Leurs enfants après eux.
Le père d’Anthony, forcément alcoolique
Lui qui sait plus son nom, Monsieur, tellement qu'il boit
Ou tellement qu'il a bu
Qui fait rien d'ses dix doigts
Mais lui qui n'en peut plus
Lui qui est complètement cuit
Et qui s'prend pour le roi
Anthony, qui veut sortir de sa classe, qui en a honte :
Qu'aimerait bien avoir l'air
Mais qu'a pas l'air du tout
Faut pas jouer les riches
Quand on n'a pas le sou
Et donc on sent qu’il a des comptes à régler avec la classe dont il vient. Et je vais pas lui jeter la pierre, c’est compréhensible, on a tous des comptes à régler avec d’où on vient. En revanche, ce que je trouve curieux, (mais finalement assez attendu) c’est l’adoubement des médias, du monde culturel pour le transfuge qu’il représente à leurs yeux — qu’on vend comme celui qui s’est extirpé de sa classe par son talent, mais qui a quand même gardé les pieds sur terre, conservé ses racines, alors que le texte, il pue assez souvent le mépris de classe — je pense au voisin dont le ventre déborde, « Son tshirt laissait passer un peu de son ventre, une masse livide assez repoussante ». je pense à la mère qui regarde Dallas ou Beverly Hills, à la moquette moche, tous ces détails sur lesquels il s’attarde comme un regard insistant. On sent le coup de menton discret vers les fautes de goûts de décoration, de la manière de parler des gens. Quand j’ai lu Steinbeck, où l’on est encore plus dans la misère, j’ai jamais eu cette impression d’être devant Striptease, ou l’amour est dans le pré, impression de caméra collante, que j’avais déjà ressenti dans Connemara, mais qui pouvait s’expliquer en partie par le regard d’Hélène. Comme une caméra espion pour les bourgeois, pour leur montrer comment eux, ils sont différents, comment ce sont des gens de goût, des gens éduqués, raisonnés et raisonnables.
.Et je veux bien que ça parle de la honte, de l’humiliation que ressent le gamin qui grandit et qui voit ses parents avec des yeux différents, je veux bien. Mais il y a un problème de narration — sur lequel je suis déjà revenue longuement. L’impression que j’en ai, c’est que les médias, les magazines littéraires ou culturels, dans le fond, ils aiment bien cette caméra cachée, ils aiment bien être confortés dans l’image qu’ils ont déjà des classes populaires — des classes laborieuses j’ai envie de dire parce que Mathieu a le tic de toujours les relier à leur boulot, à faire l’historique de leur CV pour nous montrer que ce sont des braves gens qui travaillent dur — chose qu’il fait que pour les hommes adultes, les femmes, ce sera plutôt leur manière de tenir leur ménage qui sera mise en avant. Je ne reconnais pas les intérieurs de mes amis de jeunesse ou même le mien, où le moche peut côtoyer le beau, on dirait vraiment une de ces émissions qui met en scène le côté "beauf" de manière arbitraire. Depuis le Nobel d’Annie Ernaux, on en parle pas mal, des transclasses, et j’ai lu un article où l’un d’eux, Bronner, remettait en cause ce qu’il appelle le « dolorisme transclasse » : « Ces auteurs humilient leur classe d’origine pour faire scintiller leur propre parcours ». Dans le même article, le journaliste cite le dernier essai de Bégaudeau, dans lequel il dit au chapitre Transclasse « « La bourgeoisie adore les transfuges de classe, et les expose comme des trophées. […] Les célébrant, c’est elle qu’elle célèbre. »
Et quand on voit les personnes qui acclament Nicolas Mathieu sur les réseaux, on se pose des questions sur le message politique ou le non-message politique de ses bouquins. On autrement dit, est-ce que Sarah Poniatoswki et Sandrine Kiberlain le valideraient s’il était vraiment le marxiste chevronné que ces mêmes médias nous vendent ?
Pour le style, je persiste et signe. L’an dernier, sur Babélio, on m‘avait dit comment osez-vous qualifier Nicolas Mathieu de prometteur ? Ben j’ai pas d’autre mot, et je vais être obligée de me répéter. Il y a trop de défauts chez Nicolas Mathieu pour le qualifier autrement que comme prometteur. Ce qui le sauve, c’est la longueur de ses romans, c’est le fait que contrairement à beaucoup d’auteurs actuels, il prend le temps d’installer son cadre, de nous permettre de rentrer dans la tête et le quotidien de ses personnages. Mais ce n’est pas parce qu’il parvient à recréer une sorte d’imaginaire collectif, de souvenirs communs d’adolescence, fait de buvette et de flirts tristes que ça retire les défauts du livre. A la fin, j’ai eu cette bouffée de contentement qu’on ressent parfois devant des films guimauve, et si c’est pas foncièrement désagréable, c’est qu’il y a une part de manipulation dans ce retournement — en jouant sur le pathos, sur l’attachement aux personnages, sur ces souvenirs communs d’une partie de la France, il annihile les critiques sur les maladresses de ses romans. Moi, quand je dis que Nicolas Mathieu, c’est un peu surfait, ce n’est pas pour l’enfoncer, c’est au contraire parce que je vois tout le potentiel et que je trouve ça pénible qu’il ne travaille pas son bouquin 6 mois de plus pour en faire le livre qu’il a sans doute imaginé dans sa tête — ça me fait chier que les éditeurs ne fassent pas leur boulot de correction, on donne un livre imparfait, non fini aux lecteurs, alors qu’ils méritent mieux. Ce n’est pas parce que c’est mieux que beaucoup de livres tranches de vie, on va les appeler comme ça maintenant les Giraud, De Vigan, Philippe Besson, que c’est un chef d’œuvre. A lui maintenant de nous prouver qu’il peut faire mieux, faire différent, et pour montrer que je lui fais un mauvais procès d’intention sur le côté caméra cachée, pourquoi pas, pour le prochain, se pencher sur la sphère médiatico-culturelle qui lui a ouvert les bras.
Créée
le 14 févr. 2023
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le 18 août 2023
24 j'aime
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Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, lire le Goncourt annuel n’est pas vraiment dans mes habitudes. Vous pouvez y voir une forme de snobisme littéraire comme diraient mes collègues, mais...
le 16 avr. 2019
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