Mashi
Mashi

livre de Rabindranath Tagore (1925)

Je ne sais qui est Rabindranath Tagore.
Mashi est un recueil de quatorze nouvelles narrées telles des contes populaires bengalis, et dans l’ensemble s’employant à décrire les situations d’amour et de mariage dans le Bengale rural du début du siècle passé alors que l’Inde est sous domination anglaise – ces récits furent d’ailleurs rédigés dans la langue de Shakespeare, et non dans un des nombreux dialectes de l’Inde Coloniale. Ce sont ainsi des contes tournant principalement autour du statut de la femme à cette époque : des femmes indiennes qui, malgré l’infortune de mariages arrangés, finissent par se soumettre à l’amour de leur mari, s’y abandonnant dans l’affection et la gratitude, et se soumettant en toute bienséance à leur volonté. Une quelconque misogynie ? Non pas, mais le poids des traditions d’une société multiséculaire aux paradoxes somme toute universels. Des contes qui, à notre époque sans repère, si n’est une liberté galvaudée par ses multiples facettes, nous rappellent que l’ouverture à l’autre est une vertu de l’esprit qui nous aide à mieux nous connaître intimement.

Quelques extraits :
« Il en est du bonheur comme de ces étoiles qui ne sauraient couvrir tout l’espace obscur. Des intervalles les séparent. Ainsi notre existence est tissée d’erreurs et de malentendus, mais la trame laisse échapper par intervalles des rayons de vérité. » Une sentence qui ne peut laisser indifférent tant l’image est bien réelle : la vie n’est qu’une longue et incessante succession d’états, de sensations et d’émotions, d’humeurs et de dispositions – d’amour –, et de quiproquos l’entravant, où surgissent en de rares instants l’impression éphémère du bonheur plein, total et absolu. De cette incessante succession surgit la conscience d’être vivant.
« Et je songeais que la vie en société n’est qu’un tissu d’erreurs. Personne ne sait profiter de l’occasion qui lui est offerte, et lorsque celle-ci a disparu au loin, notre cœur se ronge dans une vaine attente. » Ou de l’extrême rareté des coincidences entre les êtres : on se croise, on se parle, on s’écoute, on se regarde sans se voir, l’interaction ne prend qu’occasionnellement. On s’aime mais pas au même moment, on se comprend trop tard, on réalise l’importance d’une amitié quand celle-ci s’éteint ; c’est une vie d’actes manqués que nous menons, ancrée dans de futiles et toutes personnelles petites vérités mais quand nous croisons la lumière, la vraie, sa fulgurance nous laisse sur place et le temps d’impression nous dépasse, il ne nous reste alors que les regrets à ruminer en espérant ne pas se louper à la prochaine occasion qui nous sera offerte.
« Sa courte expérience de l’univers l’avait conduit à cette conclusion que, si le globe terrestre se compose de terre et d’eau, la vie humaine consiste en revanche à manger et à recevoir des coups, étant entendu que les coups prédominent largement. » Je n’en ajouterai pas ici.

Ces trois extraits insistent sur la fatalité des relations humaines. Et je ne saurai qu’ajouter tant l’acuité de ces pensées reflète nos sociétés toujours aujourd’hui malgré le soi-disant progrès de nos démocraties à travers le monde. L’homme est ainsi fait que même à l’intérieur d’une société régulée, au sein même de ce qu’on aime appeler un Etat de Droit, survivent les injustices et les malheurs inhérents à l’universalité de nos différences : nous sommes tous un regard unique sur le monde, nous sommes tous un vécu singulier et personnel, nous sommes tous un atome qui se forge au contact des autres sans jamais leur ressembler plus que sur une ou deux facettes. Toutes ces différences font que nous nous sentirons supérieurs à certains, inférieurs à d’autres, et l’égal de celui qui n’aura pas cette impression mais une des deux précédentes. Et même, lorsque par bonheur, dans l’amour nous croyons enfin trouver cette égalité qui nous offre le respect mutuel, l’équilibre est bien souvent de courte durée.

Rabindranath Tagore nous offre à travers ces contes amoureux aux allures de bluettes, une leçon d’observation de l’âme humaine, bercée de vagues d’illusions brisées sur le rocher de la réalité des affrontements mais résistante, se relevant malgré tout encore et encore dans l’espoir toujours renaissant d’un meilleur à venir, et qui finira par s’échouer à nouveau pour nous fortifier d’un nouvel enseignement. Un recueil de nouvelles plein de sagesse et d’acuité qui ne nous apporte aucune solution, aucune parade face à ces usures de la vie mais dont les morales se rejoignent pour nous inculquer l’idée, sage, d’accepter son malheur tout entier pour savoir reconnaître et goûter pleinement quand ils se présentent ces rares instants de bonheur qui nous font vivants.
En peignant l’abnégation des femmes bengalis de l’Inde coloniale, Rabindranath Tagore nous rappelle notre infime place dans le chaos universel et, ce faisant, nous dit ce qu’il advient d’en retenir : les épreuves seront innombrables, elles seront notre lot quotidien, mais tous nous aurons un instant inoubliable entre tous, un moment de félicité qui justifiera à jamais l’ensemble de notre peine.
Et s’il est passé, croyez qu’il est encore à venir…

Matthieu Marsan-Bacheré
Matthieu_Marsan-Bach
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Créée

le 11 mars 2015

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