Mauprat
7.1
Mauprat

livre de George Sand (1837)

En tant que féministe et adepte (c'est mon sujet de recherche) des violences sexuelles en littérature (cf. la quatrième de couverture ainsi que le résumé SC du roman), je me suis dit que c'était une bonne idée de dépasser les on-dit sur George Sand et de m'atteler à quelque chose de plus ambitieux que les vagues nouvelles que j'avais déjà lues d'elle. Pour être crédible, pour renouveler nos horizons et notre vision de l'histoire de la culture, lisons des écrivaines. Alors je partais vraiment avec une envie d'aimer ce livre ; mais bien tristement, les écrivaines trouvent peu de grâce à mes yeux dernièrement, entre mon désamour pour Duras et mon scepticisme de fond concernant Mauprat. Je leur préfère la philosophie de Camus et l'ironie de Flaubert, tant pis pour moi.


Ainsi on me vendait des personnages dignes de Sade, une vibe gothique, un féminisme bourgeois et des accents politiques rousseauistes pré-révolutionnaires : une intéressante combinaison. Tout ne me fait pas rêver dans cette description (je n'aime ni La Nouvelle Héloïse, ni le roman gothique, ni la bourgeoisie ; par élimination, oui, j'aime Sade), mais au moins, ça semblait original. Bilan ? La convocation de Sade sur la quatrième de couverture est une démarche purement "putaclic", la vibe gothique est aussi ténue qu'inintéressante, le féminisme est bien bourgeois et les accents sont bien rousseauistes.


Sur le plan politique, il est très clair que Sand veut nous donner à peindre un bout de la France qui a le cul entre les vestiges d'une féodalité rurale fantasmée, et le souffle de la Révolution française imminente. L'histoire se déroule en effet à la fin du XVIIIe siècle, dont le contexte politique brûlant constitue une toile de fond, que ce soit avec le personnage prophétique de Patience, les événements proleptiques de la Révolution américaine inclus dans l'intrigue, ou les interventions explicites du narrateur. La micro-histoire et la macro-histoire se rejoignent : l'histoire de Bernard de Mauprat, une noble brute qui se civilise au contact de sa cousine et bien-aimée Edmée, est une sorte d'allégorie du passage (que la Révolution a permis selon Sand) de la féodalité à la modernité, de l'Ancien Régime barbare à l'égalité républicaine. La fin du roman est à cet égard on ne peut plus claire : Sand, en bonne social justice warrior, mâtine d'une moraline aussi louable que pénible son récit en nous expliquant comment interpréter l'histoire de son personnage - non à la peine de mort, non au fatalisme, car les êtres humains peuvent changer grâce aux vertus de l'éducation et donc on ne peut priver un.e coupable de son droit à l'amendement. Bon, ce n'est pas d'une grande subtilité, et ce n'était peut-être pas la peine de nous tartiner quatre cents pages juste pour nous dire ça.


Parce que ce roman est une longue tartinade. Certes, c'est gentiment engagé, égalitariste et optimiste ; mais c'est vraiment pénible. On ne voit que trop combien Sand adore Rousseau, qui est d'ailleurs mentionné dans le récit comme une référence philosophique. Les personnages incarnent des idées, sont des métaphores plutôt que des êtres psychologiquement construits et crédibles, ce qui les soumet à un manichéisme assez irritant. Entre Patience, "philosophe" instinctif et sauvage qui semble incarner l'homme naturel idéal de Rousseau ; Edmée, la femme vertueuse et noble sans défauts, avatar d'une Julie dominante et control freak ; et Mauprat, le nerveux à discipliner, bon dans le fond mais en apparence mauvais, pfff. Je ne porte pas dans mon cœur Julie et Saint-Preux dont la vertu creuse me laisse pantoise ; mais au moins, ce sont des êtres substantiellement intéressants qui ont sur le monde des choses à dire et qui donnent à penser. S'il ne s'y passe pas grand-chose, au moins, on réfléchit. Dans Mauprat, on ne réfléchit pas et il ne se passe pas grand-chose : on suit les "épreuves" interminables (sept ans !!) du rustre qui s'éduque, et les caprices d'une jeune femme qui embrasse tous les stéréotypes positifs de son genre : vertu, honneur, sagesse, éducation, fierté indomptable. Il s'agit pour Sand de faire l'éloge d'une féminité de roman, hyperbolique et inaccessible, et franchement chiante. On s'ennuie ferme face à ce personnage d'Edmée qui n'est que fade en voulant rendre héroïque la soumission à tous les codes sociaux féminins. Et puis il n'y a guère de suspense : on sait très bien que les deux vont se marier, puisque le roman prend la forme d'un récit rétrospectif fait par Bernard de Mauprat lui-même. L'enjeu repose donc tout entier sur le rachat du personnage principal aux yeux de l'héroïne. On est ainsi à mi-chemin entre le roman de chevalerie médiéval (où les épreuves physiques sont remplacées par des épreuves intellectuelles) et le portrait d'une princesse de Clèves de pacotille. De pacotille, parce que la place de la princesse de Clèves dans la société fait débat et est passionnante : Mme de Clèves se soumet-elle aux lois sociales, ou s'en extrait-elle, par son comportement extraordinaire qui entre en opposition avec ses tourments amoureux ? tandis qu'Edmée ne souffre pas de désir amoureux et demeure dans son bastion sublime et inhumain. Elle n'a pas non plus l'humanité d'une Julie qui, dans La Nouvelle Héloïse, cède au début du roman à son désir pour celui qu'elle aime et qui cherche ensuite à se racheter par une vie vertueuse, et à soumettre sa corporéité à l'intellectualité d'un amour platonique. Il n'y a pas d'enjeu, il n'y a pas de désir : Edmée est une pure image, un pur symbole sans intérêt et sans âme. Toute faite de principes moraux, elle ne faillit jamais, et toute la responsabilité porte sur son cousin qui, pris d'un amour furieux, aurait voulu la violer.


Malgré son parfum révolutionnaire recherché, le récit s'inscrit dans une idéologie bourgeoise assez poussive : l'objectif du roman est de montrer comment faire famille - être digne d'épouser la pure jeune femme, pour satisfaire le patriarche, garder le patrimoine dans la lignée, et lorsque le mariage a lieu, l'histoire est terminée, pour le mieux. Alors on a de beaux enfants et une vie heureuse. C'est un conte de fées inscrit dans une vision très XIXe siècle de la féminité (les femmes sont des mères, dignes, sans sexualité, évanescentes, cantonnées à l'espace domestique). Alors ok, ok, il y a du féminisme dans ce roman : Sand accorde un plein pouvoir décisionnel au personnage féminin paré de toutes les vertus. Néanmoins c'est tout sauf subversif, comme je l'ai déjà dit, et cela enferme les femmes dans une vision extrêmement sexiste qui donne l'illusion du pouvoir alors qu'elles sont en fait immobilisées sur leur piédestal, enfermées dans leur enveloppe d'albâtre qui répond à tous les fantasmes patriarcaux. Etre libre, s'autodéterminer quand on est une femme, pour George Sand, c'est apparemment suivre le modèle de Lucrèce - cette femme vertueuse violée par Sextus Tarquin qui se suicide pour ne pas survivre dans le déshonneur. Belle liberté que celle de se tuer pour ne pas aller à l'encontre de ce que la société attend de toi. Le féminin selon Sand est une synthèse de tous les stéréotypes de genre de l'histoire, sublimés par la tragédie du serment qui lie la beauté éplorée à la brute bestiale. Belle vision des hommes aussi, beau féminisme que celui qui essentialise non seulement la pureté féminine mais aussi la bestialité du mâle mû par des instincts primitifs et qu'il faut dompter comme un animal sauvage. Bref, si féminisme il y a, c'est un féminisme différentialiste qui n'a rien de foncièrement original, car il existe déjà au XVIIIe siècle et il se soumet à l'idéologie bourgeoise patriarcale.


D'où le titre de cette critique : Révolution molle, car féminisme mou, égalité molle, personnages à la substance molle, et originalité limitée. Les choix opérés par l'écrivaine ne font que renforcer cette déception : par exemple, on est limité au point de vue (peu intéressant) du personnage masculin (point de vue interne de la brute), le personnage féminin en demeure donc d'autant moins accessible et d'autant plus idéalisé. Franchement, on croirait un bouquin écrit par un mec qui aurait intériorisé, sans aucun regard critique et pire, en les fantasmant, les rôles sociaux de genre. Alors me vanter le féminisme de l'écrivaine, bof. C'est mou, c'est niais, c'est plat. C'est bien écrit mais l'emphase et le sérieux rendent la lecture franchement laborieuse et je me dis que c'est une œuvre qui a mal vieilli, ce qui est dommage pour une œuvre passée à la postérité.


Ce qui eût pu faire pardonner cette idéologie rasante, c'eût été que l'autrice retrace par son récit l'itinéraire précis, aussi bien stylistique qu'intellectuel, du passage de la sauvagerie à la civilisation dans le personnage de Bernard. On aurait pu apprécier les efforts de la civilisatrice Edmée, d'un point de vue anthropologique, et on aurait pu confronter la naissance foudroyante de l'amour dans les deux personnages avec l'instinct sauvage de possession de Bernard, et avec l'éducation éclairée d'Edmée. Cela n'eût peut-être pas été original non plus, mais cela eût pu justifier les sept années d'attente dans la diégèse et les changements opérés dans le personnage au fil du temps. Au lieu de cela, on n'a que le récit linéaire des tourments d'un héros trop idiot pour comprendre celle qu'il aime, des cruautés d'une héroïne trop vertueuse pour être humaine, et des diverses mésaventures subies par le héros (armée en Amérique, procès injuste...). Alors ce roman aurait pu être une histoire d'amour sociale, une épopée chevaleresque digne de ce nom, ou une variation rousseauiste qui se termine bien. Sand a tenté une synthèse de trop de choses, et le résultat est bizarrement l'inverse de touffu - il est fade, je ne trouve pas d'autre mot. Bref : c'est un roman érudit, symbolique, profondément inscrit dans son époque ; mais c'est un roman qui, je crois, passe à côté de son sujet en restant prisonnier de considérations et de conceptions assez simplistes et réductrices sur les êtres.

Eggdoll
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le 6 juin 2021

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