L'Empereur qui offrit l'immortalité à son amant.

La lecture d'une telle œuvre peut être ennuyeuse comme elle l'est pour tous les grands romans, dans une époque où l'esprit est sans cesse submergé par les plus séduisants atours de l'immédiateté. En vérité, lire est devenu une chose difficile, et d'autant plus quand il s'agit d'explorer un texte d'une telle richesse, emprunt d'un savoir quasiment encyclopédique, et truffé de références érudites. Marguerite Yourcenar était d'ailleurs persuadée que son ouvrage, qu'elle a mis très longtemps à écrire, pratiquement toute sa vie, n'intéresserait personne à part quelques spécialistes loufoques passionnés d'histoire romaine. Néanmoins, une fois ce sentiment refoulé, il est difficile de ne pas se trouver plongé dans les visions azurs de la Méditerranée antique, comme sortie d'un songe un peu étrange, dans lequel chaque île est surplombée d'un temple à colonnes, et où les plus riches cités règnent depuis leurs ports en Eurasie comme en Afrique sur des peuples bigarrés et polyglottes, dans un ouragan de toges colorées. La bas, quelques hommes sont hantés par les visions de chevaux galopant dans les gigantesques espaces forestiers et désertiques dont la splendeur ténébreuse confine au sacré. Tout cet étonnant cosmos ressuscité évoluait alors sous l'égide de la puissante et terrifiante Rome dont le seul nom évoque un millier de lointains souvenirs des vieux cours de latin. Tous ceux qui se sont intéressés à ces siècles du début du millénaire savent que l'Empire ne se résumait pas à incarner un idéal universel stoïcien rationnel et que l'incroyable richesse religieuse inondait les rues des villes romaines de sorciers, d'enchanteurs et de divers prêcheurs professant leurs fois pour des religions innombrables. Ils savent aussi que l'attrait du monde grec, de l'Asie Mineure, de l'Europe Centrale et de la lointaine Perse ouvraient des perspectives merveilleuses et parfois effrayantes pour les explorateurs et militaires de toute sorte. A la fin, bien plus que la vie d'un homme, c'est un torrent de peintures, presque un atlas oublié d'une civilisation définitivement perdue, que Marguerite Yourcenar parvient à ancrer en nous, en rendant la parole d'un Empereur mort il y a dix huit siècles la plus vraisemblable possible alors même que tout en elle est le fruit d'un mélange, d'un fondu, entre ce que l'homme historique a véritablement été, et ce qu'une écrivaine du XXème siècle pouvait penser. Tout est resté d'actualité : rien ne sonne vraiment faux, et même les quelques discours contemporains habilement glissés ça et là dans la bouche de l'Empereur sonnent comme des traités de rhétorique du IIème siècle. Il y a quelque chose de stupéfiant dans ce roman qui le rend vraiment extraordinaire. S'il n'est pas forcément passionnant, il est perturbant par la force de ses évocations sensibles et surtout par son style époustouflant, où chaque phrase a la perfection immaculée d'une statue grecque. A la fois roman politique, poétique, historique et mystique, les Mémoires d'Hadrien sont sans doute un chef d'œuvre, dont les esprits taquins ont souligné qu'il était peut être le premier écrit par une femme.


Comment parvenir à faire d'un vieil Empereur un objet de littérature ? Hadrien est aujourd'hui oublié : n'est pas César ou Néron qui veut. Les plus avisés pourront à la rigueur citer le Mur qu'il a érigé en Angleterre aux frontières de l'Empire, la séparant de l'actuelle Ecosse. D'autres encore y verront l'un des derniers bourreaux de Jérusalem, celui qui rasera la ville pour en fonder une nouvelle, faisant assassiner le fils de l'Etoile, et conduisant à l'émigration de la diaspora juive en dehors de Palestine. Après la lecture de ce roman, il est difficile de ne pas tomber sous le charme d'un homme politique sage, pacifiste, humaniste et équilibré dont même les passions physiques furent des plus tempérées. Celui qui ne fut jamais habité par la tentation du stupre, par les excès du corps, et qui a pourtant tant aimé, est très malade au crépuscule de sa vie. Il se munit alors de sa plus belle plume et adresse ses dernières mémoires à son futur héritier, le jeune Marc Aurèle, le plus philosophe des Empereurs. Hadrien raconte tout : sa naissance en Espagne, son grand-père astrologue, ses premiers voyages et l'amitié qui le lie à l'Impératrice Plotine, femme de Trajan, son prédécesseur. Il conte l'étrange situation qui l'amène à monter sur le trône impérial et à apprendre à, petit à petit, devenir un Dieu lui-même. Ce qu'il raconte de la sagesse de son action, à savoir sa diplomatie de la paix, sa politique formidable d'urbanisme, de constructions de bibliothèques et d'instituts culturels, n'est rien par rapport à ses observations pleines d'acuité sur la nature humaine et de son règne, ainsi que sur ses moments de perdition. Plus encore, c'est la possibilité de raconter sa vie qui est ici en question, jetant un regard trouble sur le concept même d'identité : "Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Ca et là, effleurent les granits de l'inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m'efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d'or, ou l'écoulement d'une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n'est qu'un trompe-l'œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d'évènements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s'additionnent pas".


Comme chez André Gide, Marguerite Yourcenar doute de la permanence de l'identité et note le caractère finalement très factice de l'autobiographie, qui n'est jamais qu'une relecture rétrospective de la vie, et qui la dote d'un sens logique et moral qui n'est pas toujours véritablement celui qui anime les êtres, si tant est qu'il puisse exister un tel "sens". L'observation est vertigineuse quand on sait - il peut arriver qu'on l'oublie en la lisant - que c'est bien Marguerite Yourcenar qui fait parler l'Empereur, qu'elle admire et auquel elle impose cette drôle d'écriture directe et familière, toujours emprunte d'une forme de solennité discrète. L'orgie de détails, de noms et d'évènements qui permettent de retracer le visage impérial impressionne parfois à un point tel qu'il est possible de se perdre dans la prose d'Hadrien qui semble parfois davantage parler à notre inconscient qu'à nous même, et il est même clair qu'à certains moments, l'Empereur se met à discourir sur le modèle du double standard. Car les passages les plus bouleversants de l'ouvrage sont évidemment ceux qui parlent de l'amour. L'Empereur Hadrien était bien sur marié mais il n'aimait pas cette femme, qu'il a pourtant toujours respecté. Comme tous, il batifolait de cœur en cœur, de cité en cité, jusqu'à ce qu'il rencontre un très jeune homme, le grec Antinoüs dont il s'entiche tout particulièrement. Ce dernier allait bouleverser ses certitudes sur la finitude de la passion, à lui qui ne s'était jamais vraiment fait d'illusions sur la durée d'un tel attachement. Il faudra le suicide de ce jeune homme de vingt ans, désespéré de ne plus être assez aimé, et souhaitant sacrifier son âme à son amant, pour que le très sage Hadrien plonge dans la douleur la plus absolue qui sera le début de sa plongée vers la Mort. Pour rendre hommage à son jeune amoureux, il fondera non seulement une cité sur les bords du Nil, Antinoë, mais une religion entière, pour que jamais ne meurt l'amant au doux visage. La lecture de ces lignes est profondément émouvante et bouleverse encore par son intensité. Et, à la fin, aux termes d'un règne menacé par les invasions extérieures, les religions intérieures (judaïsme et christianisme), Hadrien se réjouit d'avoir offert un peu de paix. Si Rome mourra, pense-t-il, Rome restera. "Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La paix s'installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d'humanité, de justice retrouveront ça et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d'autres coupoles et d'autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j'ose compter sur ces continuateurs placés à intervalle réguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s'emparent jamais de l'empire du monde, ils seront forcés d'adopter certaines de nos méthodes : ils finiront par nous ressembler. Chabrias s'inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l'évêque du Christ s'implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d'être le chef d'un cercle d'affiliés ou d'une bande de sectaires pour devenir à son tour l'une des figures universelles de l'Humanité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu'on ne pourrait le croire. J'accepte avec calme ces vicissitudes de la Rome éternelle". La Rome Eternelle existe toujours, et Yourcenar est son prophète.



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le 6 août 2025

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