La lecture de Moby-Dick est imposante, à l’instar du voyage titanesque du Pequod, qui navigue dans tous les océans afin de pourchasser Moby-Dick, un cachalot blanc aux proportions mythologiques. Le roman est une chronique narrée par Ismaël, un homme de la ville qui fuit la société en intégrant l’expédition du capitaine Achab à bord du fameux Pequod — un bateau qu’on peut définir comme un navire-monde et une Amérique en microcosme — pendant trois années. Melville instaure une authenticité et une crudité amenant le roman vers les bords de l’essai océanographique et du documentaire encyclopédique. Il traite, tel un ethnologue et avec une précision méthodique, du monde marin, de la chasse, du quotidien dans un navire de pêche et surtout des cachalots (les fameux chapitres cétologiques). Cela permet au lecteur d’en savoir plus et d’apprendre afin de mieux se plonger dans le récit, comme si ce dernier et la forme encyclopédique faisaient un effet ping-pong. L’auteur jongle également avec un style très grandiloquent, transmettant un aspect héroïque et périlleux, comme pour imprégner son œuvre d’une dimension légendaire sur ce combat entre des hommes et le plus grand mammifère du globe. C’est avec un style très shakespearien qu’il met en exergue cette puissance évocatrice, en jouant avec des procédés théâtraux comme le fait de mettre un chœur, des didascalies, des monologues ou des apartés dans certains chapitres.
Le capitaine Achab définit totalement la proportion épique et shakespearienne de l’œuvre, car c’est un homme à la fois tyrannique et charismatique, hardi et énigmatique, constamment sur le qui-vive, tout en étant inconscient et fou. En effet, son obsession pour Moby-Dick, lui ayant arraché une jambe dans une précédente expédition, l’amène vers les voies d’une vengeance morbide et sans fin, donc forcément tragique. Achab est un personnage de la démesure, il se prend pour un Dieu vengeur, qui, avec son désir et son orgueil excessifs, l’apparente à plusieurs figures connues : Prométhée, Faust ou encore au Satan de Milton. Le capitaine aime lancer des monologues d’une profondeur métaphysique et philosophique, totalement en adéquation avec la profondeur biblique de l’œuvre. D'ailleurs, beaucoup d’éléments de l’Ancien Testament sont présents, que ce soit dans les noms, les citations directement extraites ou encore les récits métaphoriques comme celui de Jonas.
Ce mélange de la mise en avant de l’origine des baleiniers, le réalisme de leur dur labeur et de la forme documentaire avec laquelle Melville fait beaucoup de digressions, puis la dimension sacrée qui montre la terreur émerveillante, visible et invisible, de l’océan, permet à l’auteur de faire de Moby-Dick une épopée grandiloquente à la fois pathétique et bouffonne, mystique et passionnelle. C’est un grand livre sur l’existence humaine, auquel l’auteur prête une écriture rocailleuse et une prose hardie. Son style veut transmettre toute l’énergie spirituelle et cosmique de la navigation, cette lancée aveugle vers un destin fatal. C’est que la puissance évocatrice de l’imagination melvillienne retranscrit les nombreuses pensées en mouvement des personnages et les laisse dans une solitude intérieure, à l’image de l’immensité des océans et des horizons. On ressent toute cette densité dans les chapitres (souvent courts mais nombreux), appuyée par l’hybridation hétéroclite du livre et la verve vigoureuse de l’auteur.
En même temps, c’est une grande aventure collective et bigarrée qui fait l’étalage des rires, des joies, des peurs, des superstitions et du courage de tout l’équipage. C’est une immense peinture, haute en couleur, mélangeant des quakers baleiniers américains du Nantucket et des hommes d’équipage venus des îles dans un même univers. Cet univers est aussi parcouru par des rencontres hasardeuses avec d’autres navires pêcheurs venant de différentes contrées. Tout est détaillé dans la moindre mesure jusqu'à l'épuisement : les accidents, les gestes, les opérations, les appareils, les outils ou encore les techniques, pour mieux retranscrire toute la dangerosité et la complexité de l’expédition. La précision méticuleuse et chirurgicale du style peut rebuter, mais elle est nécessaire pour transmettre la force homérique de cette odyssée, car le livre est, au final, comme une conquête guerrière contre l’océan.
Au-delà de la forme rugueuse, il y a une sensibilité contemplative et rêveuse, ce n’est pas seulement une aventure physique, mais aussi une aventure de l’esprit, donc forcément très symbolique. L’universel et l’intime se mêlent, comme le surnaturel avec le crédible, l’incertitude et l’indéniable, l’inconnu avec l’ordinaire. Tout cela est à l’image du cachalot blanc (ou du Léviathan, un terme biblique qui revient souvent) : c’est un mammifère marin, mais qui, sous la folie haineuse d’Achab, en devient une figure du Mal absolu, un dieu métaphorique de l’abysse et du néant, une énigme du cosmos, une possible réponse à la place de l’Homme dans l’univers, ou à contrario un monde sans signification. Il est le fantôme (sa couleur blanche accentue cela) de notre existence, il est en même temps majestueux et inquiétant, tellement énorme qu’il en devient insaisissable. Mais l’auteur s’amuse aussi à en dégager une dimension rabelaisienne, notamment à travers les chapitres encyclopédiques sur les cachalots en général, c’est-à-dire assez parodique. Derrière sa forme scientifique et méthodique, un aspect farceur et humoristique s’extrait, car le livre est d’abord une fable, et son monstre marin est avant tout un objet poétique.
Enfin, cette chasse interminable permet à l’œuvre d’en faire une aventure sombre et tourbillonnante, à l’image de ce final apocalyptique dans lequel le Pequod est détruit par Moby-Dick et englouti dans le fond de l’océan, et duquel Ismaël est le seul survivant, celui qui a pu conter cette histoire. Sa quête labyrinthique d’en savoir énormément, autant sur le monde marin que sur le personnage d’Achab et son équipage, est comme la traque intime et personnelle du capitaine : une obsession de poursuivre quelque chose. Pour Achab, c’est un monstre existant et physique, il poursuit ce monstre qu’il devient, car au fond, cet ennemi, c’est lui-même. Pour Ismaël, c’est un monstre littéraire et fragmenté, un mélange entre la mythologie antique et biblique, les ouvrages naturalistes et scientifiques, les récits folkloriques et fictifs, ou encore la peinture. À travers son avatar, Melville montre la folie de l’écriture (comme la folie vengeresse d’Achab), l’impuissance à comprendre totalement et à faire un tout cohérent, comme ce livre exigeant mais monumental, qui se caractérise par la multiplicité morcelée de son style. Ismaël est le témoin distant, à la fois terrorisé et émerveillé, d’un mythe qui se dessine sous ses yeux : celui d’Achab, qui devient pour le narrateur un débordement imaginatif, les désirs de son (in)conscient et la définition de son aventure.