Javier Portella, philosophe espagnol proche de la Nouvelle Droite en France, soumet ici un texte original et inattendu par la portée de sa réflexion, la nature des raisonnements et les grandes lignes que, politiquement tant que spirituellement, il défend. L'essai a été traduit par ses soins avec l'aide de l'éditeur.
La réflexion de Portella s'origine moins dans une démonstration que dans une conviction : la nécessité du sacré. Ce sacré, il apparaît comme étant le beau, ce beau qui bouleverse la moindre parcelle de notre âme et nous emportent parfois dans l'extase, la vénération, l'incrédulité. Il se manifeste sous la forme du « fascinant, enivrant mystère ». Le sacré est vécu dans le corps et l'âme comme un sentiment exalté devant la beauté du monde, une beauté tragique, cruelle, dure, rude, généreuse, mais toujours belle, exaltante.
Le fascinant, l'enivrant mystère (...) : le mystère consistant à venir au monde pour croquer la vie à pleines dents (à quoi bon venir, sinon ?) et découvrir que c'est la vie qui nous bouffe, la vie et sa mort misérable, la vie et sa détresse déchirante, la vie et ses amours qui, s'allumant, nous embrasent et, s'éteignant, nous ravagent.
Nous autres mortels vivons sous le joug de l'être-pour-la-mort, Sein zum Tode. La mort, cette inconnue ô combien cruelle, et pourtant pourvoyeuse de tous les biens terrestres, borne notre vie, et de cette façon, lui donne un sens. L'homme contemporain ne connaît plus la mort. Il ne la vénère pas, il n'a plus les gestes de piété lorsqu'elle se présente. Les funérailles sont sommaires. La mort nous intimide, nous fait peur. Au contraire, la mort, ritualisée, adorée, nous signale le temps limité qui nous est imparti, et nous invite à vivre pleinement notre vie. Elle nous rappelle que nous sommes destinés, que ce destin compose notre être, qu'il faut donc l'affronter et le vivre. La mort vivifie. Elle serait un remède à la mollesse régnante que déplore l'auteur, cette mollesse du « dernier homme » incapable de prendre en main son destin imposé par son époque.
« Seul un dieu peut nous sauver » déclarait Heidegger lors d'un entretien au Spiegel en 1966, publié, selon ses volontés, de façon posthume en 1976.
Mais quel dieu ? Heidegger ne met pas de majuscule. Tout est donc possible. Cependant, tout comme le grand penseur du XXe siècle, Portella inscrit sa réflexion dans la perspective de la mort de Dieu. La mort de Dieu n'est pas une profession d'athéisme. Il se veut un constat : l'insensé, c'est-à-dire le fou qui dit pourtant vrai, l'annonce : Dieu est mort ! Pourquoi est-il mort ? Parce que, depuis Platon, la divinité est assimilée au Bon, au Beau, au Vrai et au Juste. Mais le bon, le vrai, le juste, ne sont-ils pas, dans une certaine mesure du moins, des sentiments subjectifs ? « L'âne préfère la paille plutôt que l'or. » Pour le noble, le vilain est vilain (méchant) parce qu'il n'est pas noble. Pour le riche, il est bon et juste que les gens soient pauvres. Pour l'apôtre de la colonisation, il est vrai que la civilisation occidentale est supérieure à celle des sauvages. Etc. Alors le Dieu ne devient-il pas la projection de ce que nous estimons être bon, juste et vrai ? C'est ce subjectivisme qui déchoit Dieu, lui retire sa divinité. Subjectivisme allant croissant avec Hegel ou Kant. Tel est le raisonnement de Nietzsche.
Portella, étant espagnol, a vécu l'époque franquiste. S'il garde un souvenir ému des rites, des processions, des fêtes, très vivantes alors, son souvenir est moins amène concernant l'obligation de la confession, la moralisation envahissante de la société (il évoque des brochures diffusées par le clergé incitant à cesser de danser, la danse étant une pratique païenne diabolique).
(considérez les blocs de citation comme d'un seul tenant........)
Sollicitons de nouveau notre mémoire. (...) Tout comme nous avons sondé les grandeurs de l'Eglise de notre enfance et de notre jeunesse, explorons ses misères. Souvenons-nous, par exemple, du sourire cauteleux qui s'affichait sur le visage des prêtres et des éducateurs.
Ce sourire-là était certes infiniment moins nocif que celui des « copains éducateurs » d'aujourd'hui qui, refusant tout principe hiérarchique, ne prétendent plus enseigner, mais jouer. Il n'y a pas de doute : pour ce qui est d'enseigner, ceux d'hier enseignaient infiniment mieux, incomparablement mieux...
Le problème est qu'ils enseignaient aussi des choses comme...
— Voyons, mon petit, quels sont les plus grands ennemis de l'âme ?
— Les plus grands ennemis de l'âme, mon Père, sont trois : le monde, la chair et le démon.
Le monde !... Rien de moins que le monde ! Et la chair... ! Rien de moins que nous que la chair, la voluptueuse chair qu'il suffisait de mentionner pour que des ombres lascives se dessinassent dans le regard du Père.
Evidemment, s'opposer au monde, à la chair, en somme, à la vie, c'est s'éloigner du sacré ! Voilà pourquoi le dieu qui peut nous sauver doit changer d'allure.
Que devrait-il être, au juste, pour Portella ?
Esprit positif, il s'en tient au principe de la réalité expliquée, quoi que nécessairement imparfaitement (le mystère, l'enivrant mystère !), par la science. L'étude des époques antéhistoriques, la théorie de l'évolution, démontrent que le monde n'a pas été créé, mais qu'il s'est créé. Il est vrai, cependant, que l'évolution des formes vivantes a accouché d'une certaine régularité. Nous avons également sondé les espaces infinis et nous n'y avons point trouvé de dieux. Les récits de l'Eglise ne sont plus tenables qu'en tant que mythologie.
Le(s) dieu(x) de l'avenir devraient donc être des dieux de la mythologie, des dieux poétiques, des dieux imaginaires. Ils ne seraient pas réels mais vrais dans l'imaginaire et dans la poésie, comme ils l'ont été chez les Anciens. Devant les dieux, comme devant une œuvre d'art ou durant la lecture d'une œuvre de fiction, il y a suspension d'incrédulité mais aussi de jugement. Chaque peuple créé un monde. Ce monde est un imaginaire, une interprétation symbolique. Autant sont les dieux : des symboles. Chaque peuple a ses dieux et ces dieux sont les dieux de la Polis ou de la Res publica. Il ne doit pas y avoir séparation du divin et du social, du politique (du politikon, qui porte les deux sens). Portella en appelle à une piété idolâtre, car c'est dans la figure du dieu, sculpté ou peint, que le dieu apparaît, s'incarne, devient réel.
Pourtant, esprit positif, Portella refuse l'idée de Providence, la divination et la superstition, celle qui consiste à croire que prières, offrandes et sacrifices attire la protection d'un dieu. Alors les rites deviennent des simagrées pour le bon peuple, rites cependant nécessaires au sentiment d'exister collectivement de ce dernier. Peut-on réellement entretenir une spiritualité sans tout cela ?
De toutes manières, personne ne décidera si le dieu viendra. On ne décide pas la naissance d'un dieu. Peut-on s'appuyer pourtant sur l'Eglise ?
Oui, à condition qu'elle se réforme, ce qui paraît utopique. Portella, comme Heidegger, refuse l'idée d'un dieu comme étant-plus-que-l'étant, c'est-à-dire, comme l'étant porteur des qualités de la création, et qui fait oublier l'être. Il refuse aussi ce que nous avons vu précédemment.
Et pourtant... Il y eût une époque, à la Renaissance, avec la Réforme et la Contre-réforme, où les dieux païens côtoyaient les saints, le Christ et la Vierge comme un grand panthéon, un syncrétisme comme il était si spontané chez les Anciens.
Et puis, l'Eglise ne fait-elle pas de son Dieu un dieu symbolique ?
« Nous, les chrétiens, nous avons forgé des figures symboliques comme le Diable afin d'exprimer le mal », déclarait, il n'y a pas longtemps, le père Arturo Sosa, Général de la Compagnie de Jésus. Il ne lui manquait que d'ajouter : nous, les chrétiens, nous avons forgé des figures symboliques comme Dieu afin d'exprimer le bien.
Ou encore :
« L'enfer, plutôt qu'un endroit, indique la situation où se trouve celui qui, d'une façon libre et définitive, s'éloigne de Dieu », déclarait, déjà en 1999, saint Jean-Paul II. Il en va de même avec le purgatoire, qui n'est aucun lieu de l'Univers, « mais un feu intérieur qui purifie l'âme du péché », déclarait en 2011 Sa Sainteté Benoît XVI. Des limbes, il n'est même plus question : officiellement abolis il n'y a pas longtemps, les millions d'âmes des non-baptisés qui s'y morfondaient s'étant évanouies dans la nature.
Et encore :
Il revient au ciel le même sort qu'à l'enfer, le ciel n'étant « ni une abstraction ni un endroit physique parmi les nuages, mais une relation vivante et personnelle avec Dieu », déclarait également saint Jean-Paul II, une idée qui sera reprise des années plus tard par Benoît XVI.
Mais en tout état de cause,
Cela signifie-t-il que le christianisme contiendrait, malgré tout, la possibilité de... ? Non, cela ne signifie rien. Cela n'est qu'un indice. Il ne signifie ni que le christianisme contient, ni n'exclut une telle possibilité [d'un renouveau spirituel entendu au sens de l'auteur]. Un tel indice — aussi léger que précieux — signifie seulement que le domaine du possible, toujours imprévisible, toujours insaisissable, demeure grâce à lui ouvert — mais vide pour l'instant. C'est au sort, c'est aux dieux et c'est à nous qu'il appartient de le remplir.