Ne t'excuse pas est un recueil de poèmes que publie Darwich originellement en 2004, à une époque où sa réception se fait plus difficile dans la portion du monde arabe dont il se faisait le héraut durant toute la première partie de sa vie. Vieillissant et meurtri par plusieurs échecs, tant intimes que politiques, Darwich est à l'époque très itinérant et ne souhaite plus désormais n'être connu « que » comme le chantre de la Palestine souffrante mais éprouve le besoin également, à travers son lyrisme, d'évoquer tant un exil qui est devenu par la force des choses un voyage parfois heureux que les profondes fractures au sein de son identité, qu'il a besoin de peindre tour à tour pour essayer d'en produire une galerie à même de faire sens – il en résulte d'ailleurs une obsession pour l'image de l'ombre, comme une sœur incompréhensible et familière sur les talons, qui reste l'une des miniatures saisissantes de l’œuvre.
« Ne t'excuse pas », le poème éponyme du recueil, illustre assez bien cette idée en présentant un Darwich dans la consolation de son ombre, « élevé par les vents », produit croisé de Shakespeare, des Grecs, de Yaqout al-Rumi et de la Hamasa, et critiqué par là par une foule de témoins diaphanes venus mettre sa mère à la question pour ce fils-mosaïque ; la seule auprès de laquelle il cherche à vouloir s'excuser.
Qu'il parle de ses amours, de ses angoisses face aux décors dévastés de la Palestine et du Liban dans lesquels le poète a survécu, de l'esprit de l'Egypte, de la Syrie, de la Grèce ou de ce qui fonde l'activité créatrice à cœur en poésie, le lyrisme singulier de Darwich, toujours aussi souvent basé sur une réécriture des monothéismes qui s'immisce dans le quotidien intime pour le transfigurer, fonctionne comme à chaque fois à merveille.
Et pour autant, rendu à la fin du recueil, on se pose la question, quand on aime la première phase de la carrière de Darwich, de pourquoi on n'arrive pas tout à fait à l'aimer autant lorsqu'il se fait plus libre et plus heureux comme ici. Lire ce recueil en 2025, au cœur et en face de ce qu'il convient bien d'appeler, sur la terre volée de Darwich, un génocide, donne à son échappée peut-être trop individuelle une acidité funeste. L'homme a le droit de sortir – Darwich le promettait dans un poème fameux, à l'intitulé toutefois collectif – mais le monde n'aura pas la pudeur de refermer le sac béant derrière lui.
La lecture paradoxale, et un peu monstrueuse par là, de Ne t'excuse pas réside ici. C'est face à son lecteur amateur que Darwich doit revendiquer le plus violemment son émancipation face à l'histoire, et on ne sait pas si on a envie de voir ce grand guerrier des mots ranger les armes de cette manière...mais peut-on juger ce besoin avec décence ?
C'est impossible. Darwich s'enjoint à lui-même de ne pas fournir d'excuses ; on n'était pas en mesure de les exiger.