Critique confuse d'un essai anti-confusionnisme

Je l’ai fini depuis bientôt deux semaines, et le dernier essai de François Bégaudeau me travaille encore. J’ai beaucoup hésité à en faire une critique sur ce site, sachant qu’elle serait probablement confuse. Mais bon, comme « Senscritique » n’est pas non plus l’endroit le plus sérieux du monde, je me suis dit non seulement que ça n’engageait pas à grand-chose, mais aussi, que c’était peut-être un bon moyen de clarifier ma pensée.



D’où parles-tu, camarade ?



Avant d’aller plus loin, et même si je n’aime pas trop parler de moi, il me semble normal d’évoquer mon rapport à l’auteur, en particulier, et à la politique, en général. Ne serait-ce que par honnêteté intellectuelle envers le lecteur.


Je suis François Bégaudeau depuis quelque temps déjà. Comme beaucoup, je l’ai découvert avec le film Entre les murs. Comme certains, je l’ai redécouvert à la sortie d’Histoire de ta Bêtise. Depuis, je le considère comme une référence parmi la gauche radicale (et depuis, j’exhorte mes camarades de gauche à fédérer ce genre de personne plutôt qu’Usul ou le Bouseux Magazine, tout comme je les incite à lâcher Mediapart pour le Monde Diplomatique). J’ai adoré nombre de ses conférences, ses deux meilleures étant, à mon sens Peut-on s’émanciper de ses déterminismes ? et son entretien sur l’école avec la chaîne des Tipis volants (mention honorable pour 9 moyens infaillibles de changer le monde, plus orientée comique, mais toujours incisive !). J’ai aussi lu Deux singes ou ma vie politique, que j’ai également apprécié, et j’ai encore En guerre et La blessure, la vraie sous le coude, j’ai prévu de les lire tantôt. Pour finir, je ne rate aucune de ses gênes occasionnées sur Soundcloud : si je le trouve toujours bon, pour moi, c’est lorsqu’il parle de cinéma qu’il est à son meilleur.


Concernant la politique, maintenant. Tout d’abord, comme l’auteur de cet essai a bien montré que notre milieu social jouait sur notre manière d’appréhender le monde, je dirai que, comme lui, je suis issu d’une petite bourgeoisie intellectuelle et provinciale, classiquement de gauche. Et actuellement (déterminisme social oblige ?), je suis sagement un parcours de Lettres à l’université.


Et en ce qui concerne mes propres opinions, pour rester transparent, je suis encore très indécis. Mes lectures (politiques) vont de Mikhaïl Bakounine à Charles Maurras (eh oui : à mon sens, la pensée ne doit pas s’arrêter aux barrières du politiquement correct, et lire de tels auteurs, en plus d’alimenter notre réflexion, permet de mieux comprendre, voire pointer les limites de leurs propos, si l’on n’est pas d’accord avec eux). J’oscille, donc, mais j’ai de profondes sympathies pour les courants anarchistes et communistes, et il y a deux points sur lesquels je pense avoir pris mon parti : je me définis comme socialiste (au sens économique du terme), ainsi que souverainiste.


Et à ce mot, « souverainiste », ceux qui ont terminé Notre Joie peuvent deviner qu’il y aura des divergences entre l’auteur et son modeste critique ! D’ailleurs, en fait d’une critique, je vois plutôt ma démarche comme une sorte d’exercice introspectif. Exercice auquel se livrerait donc un potentiel confusionniste, après avoir été ébranlé par le dernier livre d’un de ses maîtres à penser.


Bon, maintenant que le (trop long) contexte a été posé, entrons à présent dans le vif du sujet !



De la joie que procure un essai comme celui-ci



Avant de parler plus en détail du fond, je me sens obligé d’aborder la forme de l’essai : la prose de François Bégaudeau est toujours aussi plaisante, limpide et profonde à la fois. J’ai entendu que certains l’avaient trouvé un peu brouillon, à passer d’un sujet à l’autre sans fil conducteur évident. Justement, je trouve que ce style lui permet de brasser un maximum de problématiques actuelles, sous un angle systématiquement original. L’auteur a gardé son sens de la formule, j’ai d’ailleurs souligné de nombreux passages afin de mieux les mémoriser. Je ne résiste pas à l’envie de vous en partager quelques-uns. Comme celui sur l’amitié, pour répondre aux personnes avançant qu’il suffit d’un ennemi commun (le néolibéral extrême-centriste) pour faire cause commune (avec un fasciste ou équivalent, donc) :



L’amitié est un plein et non un creux ; elle ne pallie pas mais augmente. Affirmative, elle ne se coule pas dans le moule de l’inimitié. Elle n’est pas l’alliance de circonstance de deux collègues pour en briser un autre dans la boîte où tous trois perdent leur vie.



Ou encore, ce passage sur les différentes manières d’appréhender l’histoire :



Soustrayez l’historicité à l’histoire, vous obtenez l’Histoire. L’Histoire légende, l’histoire raconte. L’Histoire se paye de mots,l’histoire les articule en phrases. L’Histoire sculpte des entités immuables, l’histoire les liquéfie dans les eaux mouvantes des situations. L’Histoire avec un grand H anime des Grands Hommes, inaltérables comme Tintin d’un album à l’autre ; l’histoire situe les hommes dans des périodes qui les modèlent. C’est parce qu’ils sont sujets au temps que les hommes ont une histoire.



J’ai beaucoup apprécié aussi sa façon de justifier la conversation tenue avec les jeunes soraliens. Déjà, parce que poser ainsi le contexte de la discussion permet de donner corps aux idées : il ne se contente ainsi pas de dénoncer l’embrouillamini idéel de l’extrême-droite, mais en prend directement le contrepied. Ensuite, parce que cela lui permet de répondre à ses détracteurs de gauche radicale sur une problématique épineuse : faut-il parler avec l’extrême-droite ?


Une nouvelle fois, je me retrouve tout à fait dans son argumentation. En effet, parler n’engage à rien. En effet, à quoi cela rime de refuser la discussion à un soralien, mais pas à un macroniste ? Surtout qu’intellectuellement, à travers un prisme antisystème, je pense que l’extrême-droite a plus à apporter que l’extrême-centre. J’ai discuté avec des militants d’Action française comme avec des commerciaux admirateurs du Loup de Wall Street, et je pense pouvoir affirmer que les convictions et les références des premiers sont autrement moins creuses que celles des seconds. Et en ce qui concerne le fameux « danger » que représentent les idéologies d’extrême-droite, j’ai envie de répondre qu’une idéologie n’est pas faite pour être sécurisée (en tant qu’anarchiste ou communiste, si l’on me dit que je suis dangereux, je le prendrais comme un compliment !), mais surtout qu’aujourd’hui, ce qui détruit le monde, ce n’est pas le fascisme (pas encore, tout du moins), mais le néolibéralisme.


François Bégaudeau le dit très bien ici : refuser le dialogue avec un soralien mais pas avec un macroniste trace une frontière entre les deux, une limite de l’acceptable. Limite dont les néolibéraux savent très bien se servir pour légitimer leurs positions (le fameux : « votez pour nous afin de faire barrage au pire »).


Car, pour continuer avec ce qui m’a séduit dans cet essai, l’hypothèse selon laquelle extrême-droite et extrême-centre ne vont pas alterner (comme on le dit souvent) mais plutôt fusionner, me parait non seulement intéressante, mais hautement probable. Et ce n’est pas la seule idée pertinente que l’auteur développe ! Je me retrouve toujours autant dans la critique qu’il fait de la « méritocratie ». Le parallèle qu’il dresse entre l’isoloir et la Toile, deux milieux où prolifère l’extrême-droite, est bien vu lui aussi : ce sont deux lieux où l’on est extrait de toute socialité, et où l’anonymat nous donne un sentiment d’impunité.


Pour en terminer (un temps) avec cette salve d’éloges : ce qu’il dit sur la colère. Celle-ci est un socle nécessaire à l’action, mais pas suffisant : encore faut-il la canaliser par la joie, laquelle donnerait foi en l’avenir. Je laisse aux curieux le plaisir de découvrir eux-mêmes les circonvolutions littéraires de ce passage. Toujours est-il que la colère, si elle n’est soutenue par rien, serait l’émotion-clef de l’extrême-droite, comme la peur était celle de la bourgeoisie. Et c’est ici que je vais commencer avec mes réserves quant à cet essai : si je suis d’accord avec ce point précis, en revanche, sur l’ensemble de ma lecture, j’ai eu l’impression que François Bégaudeau connaissait mieux les bourgeois dépeints dans Histoire de ta Bêtise que les confusionnistes de tous bords avec lesquels il prend ses distances dans Notre Joie.



Dissiper la confusion, ou caricaturer la complexité du réel ?



En effet, Bégaudeau ne se contente pas de pointer les failles argumentatives de quatre jeunes soraliens désinhibés par l’alcool : il part de cette rencontre pour remettre les pendules à l’heure avec tout un beau monde. Lepenistes et zemmouriens, nationalistes et réactionnaires ne seront pas épargnés, mais l’auteur s’en prend aussi à d’autres personnes plus troubles politiquement, comme les fameux souverainistes de gauche.


Et c’est là que mon scepticisme commence. A vaincre sans péril, ne triomphe-t-on pas sans gloire ? « M » et ses acolytes ne sont sans doute pas des cas isolés, certes. Mais était-il judicieux de partir d’eux pour étendre son analyse à tous ceux que l’auteur qualifie de « confus » ? D’accord, ils se désintéressent de toute réalité sociale, mais est-ce le cas de tout leur camp politique ? Je connais des personnes de droite qui prennent le social en compte, et s’appuient justement dessus pour étayer leur argumentaire contre la délinquance, contrairement à ce que prétend Bégaudeau, qui leur fait dire : « les terroristes ne sont pas méchants parce qu’ils vivent dans un milieu précaire, ils sont méchants parce qu’ils sont méchants ». Le débat devient réellement politique quand on réfléchit au meilleur moyen de lutter contre cette délinquance, par la sanction (droite) ou l’accompagnement social (gauche), mais les politiques sérieux, de droite comme de gauche, s’entendent à la fois sur la précarité et la violence de ces milieux.


Je suis également perplexe quand il écrit que se prétendre au-delà du clivage gauche/droite est typique de deux camps : l’extrême-centre et l’extrême-droite. Cela me semble au contraire être une tendance générale, lassée de ces appellations. Si tel était vraiment le cas, alors où classer des personnalités comme Georges Kuzmanovic ou Patrice Franceschi (dont je recommande d’ailleurs vivement l’ouvrage Combattre !) ?


Mais à cet égard, les passages qui ont le plus retenu mon attention sont ceux sur Christopher Lasch, Emanuel Todd, Michel Clouscard et Christophe Guilluy. Évidemment, cela ne fait jamais plaisir, lorsque des personnes dont on est proche idéologiquement (enfin, relativement proche idéologiquement : j'ai des réserves notables avec chacun d'entre eux) sont critiquées. Mais plus que cela, ce qui m’a dérangé, c’est l’impression que François Bégaudeau n’avait pas compris leurs pensées (ou seulement partiellement).


Je n’exclus bien sûr pas l’éventualité d’être biaisé, mais prenons, entre autres, ce qu’il reproche à Michel Clouscard.


Bégaudeau me parait prendre ses propos à rebours. Prenons le cas des libéraux-libertaires : là où Bégaudeau avance que, sur le plan des idées, les libertaires ont toujours combattu les libéraux, Clouscard analyse les choses sur le plan des faits, en prenant avant tout en compte le rapport production/consommation. Par exemple, oui, les hippies ont affiché un mode de vie transgressif, en rupture apparente avec l’ordre libéral ; mais factuellement, en quoi la plupart d’entre-deux, vivant tranquillement en bohèmes sur leur capital, ont-ils dérangé le Capital ? Aussi, la thèse de Bégaudeau, selon laquelle l’importation (libérale) de toute une mode américaine, rock, jean, films et compagnie, aurait permis une certaine émancipation (libertaire) que n’avait pas prévu le capitalisme, s’entend. Mais si l’on dresse un bilan général, la population actuelle était-elle plus émancipée (culturellement) avant ou après les conséquences du plan Marshall ?


De même, puisqu’il fallait bien y venir, je comprends mal sa critique du souverainisme de gauche. Il écrit (entre autres) ceci :



Il n’y a aucun lien de nécessité entre souveraineté nationale et démocratie. Un État souverain peut être une dictature. Il arrive même souvent qu’un État fasse valoir sa souveraineté pour continuer à opprimer tranquillement sa population.



Or, il raccourcit ici les propos des souverainistes de gauche. Ceux-ci (et je les connais un peu !) ne nient pas qu’un État souverain puisse opprimer sa population. Ils disent (pour aller très vite) qu’un État souverain sera libre d’émanciper ou non sa population ; viser un peuple souverain dans un État souverain, voilà ce qui distingue le souverainisme de gauche du souverainisme de droite. En revanche, une France non souveraine sera quoi qu’il arrive soumise au néolibéralisme, et à ce titre, opprimera forcément sa population. C’est en cela que la souveraineté est nécessaire (quoique non suffisante en tant que telle) à l’émancipation populaire. D’ailleurs, la logique anarchiste ne me semble pas incompatible avec la logique souverainiste (il s’agirait d’une souveraineté communale et non pas de la souveraineté nationale que critique Bégaudeau, mais même à différentes échelles, le principe général me parait être similaire).


Je suis également dubitatif quant à sa volonté d’opposer systématiquement le social et la nation. Même un penseur comme Frédéric Lordon (que l’auteur cite pourtant, et pour en dire du bien qui plus est) affirme dans la Malfaçon que tourner le dos au concept de nation est une grande erreur de la gauche actuelle. Le franc était une monnaie nationale, et sa disparition au profit de l’euro comme monnaie unique (et non pas commune, malheureusement) a causé des ravages sociaux. Dans la même idée, si je reste convaincu qu’en effet, un ouvrier français et un ouvrier allemand ont plus en commun qu’un ouvrier français avec un patron français, je ne suis pas d’accord avec la manière que Bégaudeau a de nier toute culture nationale. Aussi, quand il dit à « M » ceci :



Qu’est-ce qui d’un Français à l’autre, de moi à ma voisine de palier community manager à la BNP, de moi à Vincent inconditionnel des films Marvel qui m’affligent […], est à la fois semblable et estimable ? De quelle vernaculaire similitude entre nous y-a-t-il à être fiers ? Il y a bien notre tendance unanime à pisser ce que nous buvons, mais est-ce vraiment propre aux Français ?



J’aurais simplement envie de répondre, pour commencer : « nous parlons tous français » (il n’y a pas forcément de quoi en être fier, mais Bégaudeau me semble ici amalgamer la fierté d’avoir une culture commune, et le fait d’avoir une culture commune). Certes, ce n’est pas la même manière de le parler (Jul ne parle pas le français de Fabrice Lucchini), mais il s’agit néanmoins de la même langue. Ce n’est pas rien.


Et ce qui achève de me conforter dans cette impression d’imprécision, ce sont ses propos sur Philippe de Villiers (avec lequel j’ai de larges distances idéologiques, mais que j'estime néanmoins, que ce soit pour sa culture ou son amour sincère pour la France). Bégaudeau dit que celui-ci a noué une amitié virile avec notre président banquier. Or, pour peu que l’on suive la chaîne Thinkerview (dont Bégaudeau est pourtant un spectateur assidu), on se rend compte que de Villiers et Macron ne sont pas exactement en bons termes (le premier dira même du second qu’il est « nocif pour la France »).


Ainsi, quand François Bégaudeau affirme qu’en définitive, l’extrême-droite est soluble dans l’extrême-centre et que les deux vont fusionner (« Tu renonces à sortir de l’UE, je te ferme quelques mosquées »), je suis tenté de répondre que ceci n’est valable que pour une certaine droite (Philippe de Villiers, pour le reprendre, passe beaucoup plus de temps à critiquer les « élites globalisées » que « l’islamisme »), mais aussi que la critique peut s'appliquer pareillement à une certaine « gauche » (je reformule : « Tu renonces à sortir de l’UE, je nomme une femme noire comme premier ministre »).


En fait, par rapport à l’opposition gauche/droite que réaffirme François Bégaudeau, je résumerais mon sentiment ainsi : si préférer Michel Clouscard (réactionnaire sur certains points, mais indubitablement socialiste) à Assa Traoré (égérie antiraciste, mais n’hésitant pas à poser pour Louboutin), c’est être de droite, alors je suis de droite. Sauf que je ne pense, vraiment pas, être de droite… Cela veut donc dire :


— Soit que je me connais mal.


— Soit que le livre de François Bégaudeau a été moins acéré qu’à l’accoutumée.


Et ces deux perspectives m’ennuient tout autant. Je ne sais pas si, en y repensant, cet essai me révélera le confusionniste que je suis. Mais j’en sors confus, voilà une certitude. Et pourtant…



Une confusion mâtinée de joie



Pourtant, si je suis encore dans l’embarras, plus j’y réfléchis, et plus c’est un sentiment positif qui ressort de ma lecture.


Pour l’eau qu’il a apporté au moulin de ma pensée, et pour le plaisir de m’être confronté au texte d’une personne que j’estime, mais qui pour le coup, n’a pas exactement les mêmes opinions que moi.


Pour les nombreuses qualités que j’ai déjà citées, et sur lesquelles je pourrais longtemps m’épancher.


Et pour deux derniers passages qui m’ont particulièrement touché :


L’exaltation de l’individualisme (un thème que l’on n’aurait pas dû abandonner au libéralisme, si je comprends bien ?), dont voici un extrait :



Le libéralisme postule l’individu, nous le fabriquons. Nous ne sommes pas contradictoires en tenant à la fois l’inexistence et la défense de l’individu : nous le défendons pour qu’il advienne. Nous ne libérons pas des individus préexistants, nous désencastrons des corps de la carcasse libérale pour qu’ils deviennent des individus. Ils ne le deviendront jamais. L’individu est un horizon, jamais une réalité. Le corps jamais ne se disjoint d’un corps social qui le conditionne, forme, agit, stimule, vivifie, accable, augmente, restreint. Tout juste peut-il œuvrer politiquement, collectivement, à la formation d’un corps social qui lui convienne mieux. Qui décide de ce qui lui convient ? L’individu. Il n’y a que lui qui sait. Lui seul est la mesure de ses penchants, affinités, désirs. Lui seul sait ce qu’il sent.



Enfin et surtout, l’éloge de la lecture littéraire, la lecture qui ne vise qu’elle, contrairement à nombre de lecteurs politisés, qui eux ne lisent qu’utile.



Je n’ai pas de scrupule à dissocier la lecture et la cause. J’ai très à cœur de les dissocier. J’affranchis les livres de l’utilité politique dans laquelle les politisés les embrigadent. Lire ne sauve pas la vie, les livres ne sauvent pas le monde. Ceux qui lisent pour sauver le monde souillent de leurs yeux les livres. Qu’ils s’éloignent. Qu’ils retournent à leurs tracts. Je déclare l’autonomie des livres par rapport à la politique. Je déclare sitôt après la consistance politique des livres en tant qu’autonomes. Si lire est émancipateur, c’est précisément en tant que lire ne sert à rien, ne sert rien, ne sert que la cause de la lecture. Lire ne prépare pas des victoires en éveillant des consciences, mais est en soi une victoire. Lire ne prépare pas l’échappée, mais l’accomplit. Par la lecture, je déjoue l’insidieuse tentation, instillée en moi par l’ordre libéral-autoritaire, de rentabiliser mes heures. La lecture a des indices de performance nuls. La pratiquant, je me rends totalement improductif.



Certes, tout est politique, mais la politique n’est pas tout. Et à quoi bon la politique, s’il n’y a plus que la politique ?


Pour conclure, d’un côté, j’incite à lire directement les auteurs que François Bégaudeau critique plutôt que de s’arrêter à ses jugements qui me semblent approximatifs ; cela m’empêche de considérer Notre Joie comme une réussite totale. Mais de l’autre, tout ce que ce livre me pousse à écrire, retenir, questionner, penser et repenser, n’est-il pas un succès en soi ?


Une dernière chose m'a fait sourire : visiblement, après s’être aliéné une bonne partie de la bourgeoisie et des « rouges-bruns » qui le suivaient, le prochain essai de l’auteur sera sur la gauche radicale. Il veut vraiment se mettre toute la sphère politique à dos ! Allez, François, c’est pour ça qu’on t’aime !


(note : pour ceux qui voudraient un second tour de piste, récemment, François Bégaudeau a fait un entretien sur la chaîne Youtube « livre noir » pour commenter la sortie de son essai. Outre l’intérêt d’une discussion courtoise, mais sans langue de bois, entre deux personnes de bords politiques opposés, j’ai trouvé que l’auteur y aiguisait encore ses réflexions. Voilà le lien : https://www.youtube.com/watch?v=dnwa_3OWPQQ)


(2ème note : après quelque temps de réflexion, je peux l’affirmer, ce livre m’a été particulièrement utile. C’est tout bête, mais remettre le social — et non pas le patriotisme, ou encore le progressisme sociétal, au hasard — au cœur de la politique est en effet trop souvent oublié. Je reste à penser qu’un minimum de conscience nationale est nécessaire pour être réellement socialiste — je renvoie à nouveau à Frédéric Lordon, ou encore à Jean Jaurès, en passant par Jacques Le Goff —, mais il est vrai que trop souvent, le national est mis en avant afin d'oblitérer le social. Et je trouve toujours que Bégaudeau a été parfois imprécis, mais c’était sans doute le prix à payer pour nous offrir son ouvrage d’une radicalité salvatrice.)

GilliattleMalin
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le 25 sept. 2021

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