Odyssée
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Odyssée

livre de Homère ()

Le baratin d'Ulysse, la vérité d'Homère

Alors que l'Iliade en raconte moins que ce à quoi on peut s'attendre ("Tiens ! Y'a pas de cheval ?"), l'Odyssée en raconte plus ("Il les tue quand, les prétendants, à la fin ?"). Elle est aussi bien plus complexe dans sa structure: là où l'Iliade se contente d'un récit linéaire, l'Odyssée ose les analepses, à travers les récits que font différents personnages. Tout le monde a sa petite histoire à raconter ou presque, au point où les anecdotes deviennent parfois de véritables récits dans le récit. Dans la première partie, Télémaque, fils d'Ulysse, s'en va du côté de Sparte pour prendre des nouvelles de son illustre géniteur auprès des héros grecs rentrés chez eux. Nestor, Ménélas et Hélène lui racontent alors tout ce qu'il manquait dans l'Iliade: la ruse d'Ulysse, la prise de Troie, le retour mouvementé sur la terre des Argiens, le sort réservé à Agamemnon par sa femme et son amant. Soif de récit jamais comblée ! L'auteur nous ouvre les portes d'un monde qui a beaucoup souffert, beaucoup vécu. Personne n'a pu être témoin de toutes les aventures, mais les plus dures épreuves de chacun se sont converties en échos, bribes de chants et souvenirs émus. Cette introduction nommée "télémachie" est donc indispensable pour donner au monde homérique, en peu de pages, toute la force et le faste d'un monde pulsant d'héroïsme.


L'Odyssée culmine pourtant dans sa seconde partie, où Ulysse (que l'on devrait plutôt appeler de son nom grec "Odysseus"), revenu dans le monde civilisé, fait lui-même le récit de ses aventures. Kikones, Lotophages, Cyclopes, Circé et toutes les autres légendes que nous attendions sont bien sûr présentes, emportées par le style vif et limpide de l'auteur. L'histoire avance si vite que l'on regrette presque qu'il n'y ait pas plus de descriptions, plus de détails, surtout qu'Homère nous avait habitué à une foultitude de précisions dans son poème précédent, parfois au point de nous assommer, il est vrai... Malgré tout, impossible de nier la richesse de ce long voyage de dix ans sur les mers antiques, dont le récit contient pas moins de trois niveaux d'interprétation !


Le premier, bien sûr, c'est le plaisir immédiat, la fureur mythologique, l'aventure qui nous emporte avec ses excellents personnages et ses péripéties pleines de charme. Le récit des malheurs d'Odysseus est inattaquable sur ce point. Le second niveau nous demande d'interpréter l'Odyssée comme une métaphore des voyages réels qu'entreprenaient alors les marins de la jeune civilisation grecque. Découvrant le monde à la lumière de leur insatiable intrépidité, ces hommes conservaient et partageaient le souvenir de leurs découvertes afin que les prochains voyages ne se fassent plus à l'aveuglette. Il y aurait donc des enseignements et des indications maritimes bien réelles à prendre en compte dans l'Odyssée. Le troisième et dernier niveau est un voyage intérieur symbolique, l'élévation spirituelle d'un homme à la (re)conquête de son humanité.


Un exemple ?


Niveau littéral: suite à une tempête, Odysseus dérive une dizaine de jours vers le sud et échoue sur les rives d'un peuple pacifique nommé les Lotophages, du nom d'un étrange fruit, le Lotos. Ceux de son équipage qui en mangent oublient purement et simplement leur patrie et souhaitent rester à jamais dans ce lointain pays. Odysseus doit alors les ramener de force...


Niveau métaphorique: du côté du Golfe de Gabès, dans l'actuelle Tunisie, réside un peuple pacifique qui vit si simplement qu'aucun échange commercial n'est possible. Ces hommes se nourrissent, entre autres, des fruits du jujubier sauvage duquel il est possible de tirer une drogue narcotique.


Niveau symbolique: Accablé par les épreuves, tout Homme dont la vie perd son sens peut être amené à baisser les bras et à tout laisser tomber. L'abandon possède un côté grisant par la promesse qu'il offre d'enfin retrouver la paix. Or, être humain signifie se battre, se fixer des objectifs et tenter de les accomplir. Pour Odysseus et ses compagnons, retrouver Ithaque, c'est retrouver leurs racines, ce qui fait d'eux des Hommes après dix années de massacres bestiaux.


Il existe encore bien d'autres exemples, mais je vais tout de même penser à abréger, histoire de ne faire fuir personne. Ceci vous suffit toutefois, j'espère, à vous convaincre de l'incroyable richesse de ce poème.


Sauf que, attendez... Il reste la troisième partie du poème d'Homère.


Odysseus rentre chez lui (je suis le roi des spoilers !) Mais c'est un petit futé, ce guerrier aux mille ruses ! Vous comprenez, ayant eu vent du sort misérable d'Agamemnon après son retour triomphant, Odysseus choisit la prudence. Il débarque incognito, grimé en vieillard par la grâce d'Athéna, et il interroge tous ses proches en les éprouvant par des mensonges perfides pour savoir qui est de son côté et qui est devenu un ennemi. Puis, il mange. Puis il discute. Les prétendants de sa femme Pénélope lui volent toute sa bouffe et cherchent à butter son fils. Il semblerait bien que ce soit des ennemis. Mangeons. Puis discutons.



  • Ces prétendants, quelle bande de bâtards ! dit Odysseus.

  • A qui le dis-tu, répond son ami fidèle le porcher. Si seulement quelqu'un pouvait les tuer...

  • Oui, si seulement...

  • Tu sais quoi ? Mangeons !

  • Oui, mangeons.


Et ils mangent.



  • Tu sais quoi ? lance soudain Odysseus.

  • Tu as encore faim ?

  • Je ne pensais pas à ça. J'ai envie d'aller tâter ces prétendants.

  • Dure épreuve. Reprends des forces.

  • Tu as raison.


Et ils mangent.


Ensuite ils se rendent au manoir d'Odysseus, le roi toujours incognito. Patiemment, il se laisse insulter par ses ennemis. Et mendie de la nourriture. Et il mange.


Vous l'avez compris, la troisième partie, d'abord très intéressante par tous ces petits détails de la vie quotidienne dévoilés, tourne rapidement à vide. Il ne se passe plus rien, les dialogues et les situations se répètent et on s'ennuie ferme. Homère perd tout sens du rythme vers la fin du poème. Ça a pourtant un sens: la dernière épreuve d'Odysseus intervient comme une catharsis pour lui: le héros est en effet responsable des malheurs qui l'ont frappé pendant ses dix années d'errance sur les mers: vaniteux, il hurla son nom au cyclope, fils de Poséidon, après l'avoir rendu aveugle, renonçant à l'humilité qui lui avait pourtant permis de s'en sortir face au monstre: quand celui-ci lui avait demandé de se présenter, Odysseus lui dit s'appeler Personne. Après lui avoir révélé, dans un sursaut d'orgueil, son véritable patronyme, il devient aussitôt maudit par le dieu des mers. C'est l'hybris des Grecs, le plus grand péché du temps des héros. Dès lors, Odysseus ne peut espérer retrouver la paix qu'en redevenant Personne, un roi déchu qui se laisse molester, insulter, jusqu'à ce qu'enfin, peut-être, les dieux lui rendent ce qu'il a perdu depuis déjà vingt longues années...


L'Odyssée reste toujours cohérente au niveau du sens, au point de confiner au chef-d'oeuvre. Hélas, la forme ne suit plus, à la fin. Mais on peut pardonner. Il y a bien trop de trésors cachés dans ces lignes pour en renier ne serait-ce qu'une seule. Nous avons simplement participé à un festin qui a duré un peu trop longtemps. Peut-être comme cette critique.

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le 1 sept. 2011

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Amrit

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