édition lue : folio classique, Gallimard, dans la traduction de Jacques Aubert
Dans ce texte fictionnel qu’elle appelle “biography”, Virginia Woolf s’extirpe de la forme romanesque traditionnelle pour faire le récit d’un personnage atypique, qui change de genre au milieu de l’oeuvre pour devenir femme. Si l’on peut déjà souligner l’audace du thème choisi pour un texte rédigé au début du XXème siècle, Orlando peut satisfaire la lectrice contemporaine à d’autres égards : l’autrice s’y montre très ironique quant au champ littéraire anglais à travers les siècles et donc à son propre statut, et s’y développent de nombreux rebondissements à tendance fantastique qui peuvent nous faire perdre un peu le fil, sans pour autant perdre de vue le propos fondamental du texte, préfigurant selon ma lecture le statut de la femme autrice investigué dans Une chambre à soi. Le personnage, inspiré par l’amante de Virginia Woolf à laquelle est dédié l’ouvrage, traverse les siècles sans vieillir, sans que cela soit souligné par le texte, et cela permet à l’autrice de passer en revue les différents codes sociaux assignés aux femmes à travers les époques, en les comparant aux injonctions masculine expérimentées par le personnage. Le passage de la triche au jeu de la mouche illustre bien l’ensemble du texte, par son aspect comique mais aussi par la profondeur de son propos : une femme doit trouver des stratagèmes alambiqués pour s’extraire de la cour d’un homme qui la suit à la trace. Si l’on peut regretter la suppression des passages à tendance saphique soulignée par le dossier de l’édition folio classique, la lectrice attentive reconnaît en filigrane des éléments de la vie personnelle de l’autrice : sa passion lesbienne pour Vita, mais aussi son mariage heureux avec Léonard Woolf, mariage dont elle ne manque pas de signaler l’injonction née au XIXème siècle pour les femmes, avec cette démangeaison de l’annulaire qui exige, malgré la volonté d’Orlando, un anneau. La question de l’écriture, incarnée par les incursions de la narratrice mais aussi par la quête de l’écriture réalisée par le personnage, constitue également la toile de fond de tout le récit. Malgré ces qualités, la lecture du texte questionne quant à la question raciale : l’évocation de la relation charnelle entre Shelmerdine et une femme noire, rendue dans la traduction par l’emploi du terme raciste féminin, est énigmatique quant à sa visée et m’a mise mal à l’aise.
La lecture de cet ouvrage appelle tout de même à la découverte de l’essai Une Chambre à soi, publié juste après Orlando, qui s’attèle, on peut l’espérer, à la mise en mots théorique des pensées féministes disséminées dans cette étonnante “biography”.