Troisième roman de Sally Rooney, Où es-tu, monde admirable ? suit le succès mondial de Normal People, qui introduisit son autrice en star des lettres irlandaises et porte-parole de la Gen Z. Divulgâchons d’emblée : c’est son roman que je préfère. Où es-tu, monde admirable ? est à la fois très différent et dans la continuité de Normal People – nous voilà bien avancés. Très différent : on n’est plus dans le classique roman d’apprentissage, de passage à l’âge adulte (encore que), campus novel construit avec une chronologie hachée. Dans la continuité : Rooney continue d’écrire des histoires d’amour dans toute leur complexité et tous les sens du terme, les petites fluctuations des sentiments et du désir.
Le roman est construit autour d’Alice, romancière à succès sortant d’une dépression lourde, partie se mettre au vert à la campagne irlandaise, et sa meilleure amie, Eileen, restée à Dublin. On suit leurs vies respectives par chapitres alternés : Alice tombe amoureuse de Felix, un jeune manutentionnaire rencontré sur une appli, tandis qu’Eileen essaie de se dépêtrer de son enfance, sa famille, et de son amour de jeunesse pour Simon, un ami commun qu’elle connaît depuis toujours. Et entre leurs chapitres, on lit les mails qu’elles s’échangent, dans lesquels elles dissertent sur la politique, la religion, la littérature, l’effondrement, l’amour, l’amitié... Bref, les choses essentielles. Quand Alice raconte son date à Eileen, qui ouvre le roman, cela donne :
Je pense avoir oublié comment me comporter en société. J’ai peur d’imaginer les grimaces que j’ai dû faire pour avoir l’air d’une personne qui a régulièrement des échanges avec autrui. (p. 27)
Je peux comprendre certaines critiques disant que c’est abscons, vain, bavard... Moi-même, parfois, je me suis surpris à me demander ce que j’avais bien pu trouver à ce livre par le passé. Pourtant, on y revient, on lit, on tourne les pages jusqu’au bout. Car Où es-tu, monde admirable ? est un roman d’atmosphère, porté par le style de Sally Rooney. Et surtout car Alice et Eileen, c’est nous, et qu’elles se posent la seule question qui vaille : l’amour et l’amitié, et toutes les nuances qu’il y a entre les deux, valent-elles encore la peine pour nous qui constituons le dernier stade de la civilisation humaine telle qu’elle existe depuis des siècles ? Eh bien oui, nous dit l’autrice, il semblerait que tout ne soit pas perdu et qu’il nous reste au moins ça. Ça va mieux en le lisant.
Alors malgré tout, malgré l’état du monde tel qu’il est, l’humanité au bord de l’extinction, me voilà encore en train d’écrire un mail sur le sexe et l’amitié. Mais qu’y-a-t-il d’autre à vivre ? (p. 162)
Et sur la question de la vacuité, oui, les gens sont compliqués, se posent plein de questions, ne sont pas très clairs sur leurs sentiments envers les autres, se trompent, font parfois du mal, sont désagréables. Certes. Mais dans notre époque polarisée et simpliste, remettre un peu de complexité et de nuances est vraiment salutaire : si les jeunes vont mentalement si mal, c’est peut-être parce qu’iels se posent plus de questions que leurs aîné•es. Et c’est tant mieux.
Le roman fonctionne en supprimant la vérité du monde, en l’enfouissant sous la surface luisante du texte. Et là, on peut à nouveau s’intéresser, comme nous dans la vie réelle, aux gens qui se séparent ou qui restent ensemble – si et seulement si on a réussi à oublier les choses plus importantes que ça, c’est-à-dire tout le reste. (p. 115-116)
Il est difficile de rendre justice, en citant des extraits, à l’écriture de Rooney qui vous berce et vous emporte par sa fluidité et son apparente simplicité. Elle a quelques piques pour les romanciers contemporains et la littérature en général ; pourtant, dans presque chacun de ses livres, il y a un personnage d’écrivain•e, apprenti•e ou non, et toujours un devenir-écrivain au sens philosophique du terme. J’y vois une profonde foi en la littérature et sa capacité de transcendance. C’est sûrement là qu’est le monde admirable du titre.