Pas moi
6.8
Pas moi

livre de Samuel Beckett (1972)

ours… banane… Caravage… humour…

J’en veux un peu à Beckett. Pour toutes les monstruosités artistiques qu’il a, directement ou non, engendrées. Ça commence avec une bouche éclairée qui soliloque sur scène, on sait comment ça s’est continué : une vidéo d’un lac qui tourne en boucle dans une salle de musée, une banane scotchée à un mur ou un séjour de treize jours dans un ours empaillé. Je crois vraiment qu’avec Duchamp, peut-être même plus que lui, Beckett a ouvert la voie à toutes ces installations lorgnant vers la performance qui font de l’art contemporain un désert esthétique et intellectuel. (Artaud me paraît tenir un rôle similaire pour la partie spectacle vivant du paysage.)
La différence entre Beckett et un performeur, c’est que le premier pue l’intelligence. La différence entre Pas moi et, mettons, la motte de beurre de Joseph Beuys, c’est qu’il faut à la seconde un discours théorique pour la définir comme œuvre d’art. (D’autre part, Pas moi ne se mange pas. Ou alors ce serait une performance – cf. la banane.) Le public (lecteurs et spectateurs) peut tenir un discours sur la pièce de Beckett, ce n’est pas lui – surtout pas lui ! – qui le lui imposera.
Qu’on soit bien d’accord : les dix-sept pages de ce « dramaticule » ne sont pas aussi riches d’interprétations possibles que les pièces plus classiques de Beckett. Elles sont même plutôt pauvres quand on songe à toutes les ambiguïtés de Fin de partie ou d’En attendant Godot, par exemple. Mais au moins, même sans être absorbé par Pas moi, le public a de quoi réfléchir en suivant les élucubrations plus ou moins hors de contrôle de cette pure voix qui parle elle-même de « plein délire là aussi… à vouloir y trouver un sens… ou y mettre fin » (p. 89) – « mettre fin » à quoi, d’ailleurs ? au « délire » ? au « sens » ? à autre chose ?
En choisissant une bouche comme unique personnage de sa pièce, Beckett ne prend pas seulement le contre-pied du mime tel qu’il le pratique par ailleurs dans Acte sans paroles I et II ou dans Film. Il choisit ce qui l’a marqué dans un tableau du Caravage, il choisit aussi ce que j’aime à voir comme le dernier et le premier recours du comédien, comme un masque du texte ou comme l’une des parties du corps les plus intimes alors que le propos est justement de démentir l’intimité – le personnage passant précisément toute la pièce à dire qu’il n’est pas lui.
Là encore, que ce texte n’ait ni la profondeur, ni l’humour noir d’Oh les beaux jours, par exemple, c’est un autre problème. Mais il y a une œuvre.

Alcofribas
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le 28 janv. 2020

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