Immersion dans les entrailles d’une maison d’arrêt du sud de la France, Perpétuité épouse la touffeur de l’univers carcéral au plus près du vécu des surveillants, ces invisibles rouages pris dans la même logique d’usure, de répétition et de claustration que les détenus dont ils ont la garde. Entre gestes mécaniques, échanges furtifs et tensions larvées, la narration installe l’atmosphère sombre et pesante d’une nuit en détention où tout menace à chaque instant de basculer.
Hors des repères du monde ordinaire, la prison se mue en île nocturne, territoire clos et flottant où les surveillants-robinsons évoluent en apesanteur, livrés à eux-mêmes dans un huis clos traversé de tensions. Chaque nuit les dépose là, dans cet espace resserré où les corps s’épuisent, les regards se croisent sans s’attarder et les voix, souvent à demi-mot, trahissent une fatigue qui déborde le physique pour s’enfoncer dans les strates plus profondes de l’épuisement existentiel. Face à la cocotte-minute qu’est la détention – ses débordements imprévisibles, ses montées en pression, sa violence diffuse exacerbée par une surpopulation chronique –, ils doivent tenir seuls, sans relais ni échappatoire. Loin d’incarner une autorité distante, ils apparaissent eux-mêmes comme enfermés : dans des horaires inversés qui brouillent le rythme des jours, dans des protocoles automatisés qui déshumanisent les gestes, dans une vigilance de chaque instant où la moindre faille peut faire vaciller l’équilibre du lieu. Exposés à une pression institutionnelle constante, ils s’usent dans le silence, sans reconnaissance ni espace pour déposer ce qu’ils absorbent.
Dans ce climat, le défoulement et l’esprit d’équipe font figures de bouées de sauvetage. Entre deux rondes, dans un bureau trop exigu, autour d’un café tiède ou d’un sandwich avalé debout, surgissent des instants de respiration arrachés à la nuit, où l’on plaisante, chahute, se taquine avec une rudesse complice, comme pour conjurer l’angoisse latente. Ces soupapes indispensables dans un quotidien vécu en apnée, seuls exutoires à une tension qui ne cesse de monter, l’auteur les restitue comme caméra au poing, dans un luxe de détails prosaïques et une oralité brute qui disent tout de la fatigue, de la solidarité et de la nécessité de tenir. Entre silences, soupirs et éclats de rire nerveux, cette langue vivante et rugueuse fait affleurer une angoisse sourde, une usure persistante et un désespoir contenu qui imprègnent chaque échange et donnent au moindre geste une portée dramatique. Pris dans cette matière sonore et physique, le lecteur avance en retenant son souffle, comme s’il partageait lui aussi cette veille inquiète et ce vertige latent où, à tout instant, sur un mot mal placé, un regard trop appuyé ou un corps trop tendu, tout semble pouvoir rompre.
Mais Perpétuité n’est pas seulement une atmosphère : il dresse un état des lieux alarmant d’un système carcéral français à bout de souffle. À travers les voix des surveillants, le roman donne à entendre la fatigue institutionnelle, la violence ordinaire, la solitude structurelle d’un métier relégué aux marges. Sans jamais verser dans le manifeste, le texte fait émerger la critique d’un système punitif censé contenir la violence mais qui la reproduit, présenté comme protecteur mais qui expose, conçu pour punir mais incapable de transformer, et qui, engorgé, en vient à se réduire à une gestion de flux où l’individu disparaît derrière le chiffre, le dossier et la procédure. Loin d’être un simple dysfonctionnement, la surpopulation chronique s’avère le symptôme d’un modèle qui ne sait plus quoi faire de ceux qu’il enferme – ni comment les accompagner, ni à quoi sert de les punir de cette façon.
Plongée saisissante de réalisme dans les zones grises d’un appareil pénal enrayé, Perpétuité s’impose comme une œuvre lucide et profondément incarnée. Mais, à force de coller au grain du quotidien, de s’en tenir aux gestes, aux silences et aux soupirs, l’on y frôle parfois l’asphyxie, la puissance du roman tenant autant à ce qu’il montre qu’à ce qu’il ne permet pas d’espérer. L’humanité vacillante qu’il donne à voir semble condamnée à tourner en rond, sans horizon ni sursaut – une stagnation qui interroge moins la violence du système que notre capacité collective à en imaginer la sortie.
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