Plateforme
6.9
Plateforme

livre de Michel Houellebecq (2001)

Monde médiocre. Individus médiocres.

C'est toujours un plaisir pour moi de me plonger dans un roman de Michel Houellebecq, je sais toujours plus ou moins à quoi m'attendre : humour cynique, pessimisme, critique acerbe des sociétés post-modernes. Dans Plateforme, l'auteur brode son histoire et ses personnages autour de la question - étonnante - du tourisme, et plus particulièrement, sur celle du tourisme sexuel. Pour être clair, de cette volonté nouvelle des occidentaux d'aller chercher de plus en plus l'amour et le sexe dans des pays du Tiers-Monde, où leur capital financier leur permet d'obtenir ces besoins facilement et à bas coût.


Le héros Michel est, comme bien souvent dans les romans de Houellebecq, un quadragénaire français, fonctionnaire, célibataire, et de fait, sujet à une certaine forme de misère affective et sexuelle. Michel traverse la vie sans la vivre, telle une ombre, et cherche à lui donner un sens. La mort de son père, qu'il n'a jamais vraiment connu ni fréquenté, permet à Michel d'hériter d'une forte somme d'argent qui lui offrira la possibilité de voyager en Thaïlande.



Et maintenant j'étais là, seul comme un connard, à quelques mètres du guichet Nouvelles Frontières. [...] Mes rêves sont médiocres. Comme tous les habitants d'Europe occidentale, je souhaite voyager. Enfin il y a les difficultés, la barrière de la langue, la mauvaise organisation des transports en commun, les risques de vol ou d'arnaque : pour dire les choses plus crûment, ce que je souhaite au fond, c'est pratiquer le tourisme.



On retrouve la traditionnelle remise en cause du mode de vie occidental moderne que l'on retrouve dans la plupart des œuvres de Houellebecq. La première est l’aliénation au travail, ce désir irrépressible d'avoir une "carrière" jugé futile (les fameux shit jobs) et conduisant la plupart du temps à négliger sa vie voire même à en oublier le sens. Sur ce premier point, Michel mais surtout Jean-Yves sont des personnages tout à fait révélateurs.


La seconde est l'aliénation à la consommation. Le bonheur en Occident n'existe plus, nous sommes, selon Michel, trop rationnels, bien trop soumis au Capital. Désormais notre plaisir de vivre, notre joie ne réside que dans l'acte d'achat, dans la quête inlassable de biens de consommation et de loisirs (notamment le tourisme). L'intégralité du roman renvoie à cette aliénation. Le tourisme est décrit comme une grosse machine, une industrie cherchant notamment à surfer sur le mal-être des blancs pour leur proposer de meilleurs produits.


La troisième, et qui découle de la première, les relations humaines sont détériorées, à jamais meurtries par notre société. Les relations humaines en Europe s'opposent sous la forme d'antagonismes individualistes irréductibles. L'homme paie la facture du tout "consommation" et des droits étendus à l'infini. La gratuité et le don n'existent plus, il faut les trouver ailleurs. Le personnage central de Valérie, la petite amie de Michel rencontrée pendant le voyage en Thaïlande, symbolise à elle seule ce troisième point. On peut également citer les filles qui couchent avec le héros dans les salons de massage.


La quatrième remise en cause concerne la perte du désir véritable. Celui qui existe entre deux êtres qui s'aiment. Les normes sociales et l'individualisme roi ont détruit la sérénité du vivre-ensemble jusque dans le cadre de l'intime. Le roman Plateforme dénonce avec beaucoup de justesse un enjeu qu'on n'évoque jamais dans les colonnes de nos journaux mainstream. L'amour et le sexe véritable, qui dans leur forme la plus pure ne sont que don de soi et gratuité, sont morts. La recherche des origines s'exprime peut être par le tourisme sexuel, probablement une des modalités prometteuses de cette triste quête. Encore une fois, ce quatrième et dernier point représente l'enjeu principal du roman. Que cherchent au fond les hommes et femmes qui pratiquent le tourisme sexuel ? L'amour est-il encore possible ?



Elle faisait partie de ces êtres qui sont capables de dédier leur vie au bonheur de quelqu'un, d'en faire très directement leur but. Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie ; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi, il peut se produire. Et si je n'ai pas compris l'amour, à quoi me sert d'avoir compris le reste ?



Sous ces apparences volontairement vulgaires, parce que la situation et notre monde ne l'a jamais autant été, Houellebecq brasse avec maestria ces grandes questions de civilisation au travers du destin banal et triste de Michel. Pour les lecteurs découvrant l'auteur, ou souhaitant enfin s'y essayer, pour moi Plateforme n'est pas son meilleur roman mais il dénote par une certaine forme d'apaisement notamment dans la partie centrale où le personnage principal connaît le bonheur et l’amour, ce qui n'est pas le cas dans deux premiers romans à mon sens un poil plus sombres.


Mention spéciale au dernier chapitre d'une violence rare où l'auteur brosse un portrait au vitriol de l'Europe du XXIème siècle :



Jusqu'au bout je resterai un enfant de l'Europe, du souci et de la honte ; je n'ai aucun message d'espérance à délivrer. Pour l'Occident je n'éprouve pas de haine, tout au plus un immense mépris. Je sais seulement que, tout autant que nous sommes, nous puons l'égoïsme, le masochisme et la mort. Nous avons créé un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre ; et, de plus, nous continuons à l'exporter.



350 pages dévorées en une semaine. Beaucoup de sexe. Une écriture crue mais vivante dépeignant un personnage mort de l'intérieur. Des réflexions et une capacité hors du commun à décrire les dysfonctionnements de notre société. Aucun doute, Michel Houellebecq est dans les parages pour mon plus grand plaisir. Je recommande.

silaxe
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le 21 oct. 2017

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