Moi non plus je ne veux point t'honorer en silence, André.

"Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
L'enveloppe. Étonnée, et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.


Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine.
Son beau corps a roulé sous la vague marine."


Faisons un point versification, ne serait-ce que sur le dernier vers.
Écoutons-le rouler ; écoutons ces assonances donner au mouvement du vers le même qu'à celui du corps ; ces [o] sont une vague, ces [a] une seconde, qui se précipitent l'une sur l'autre, charriant le corps de la jeune Tarentine.
Regardons ce "L'enveloppe" : geste isolé en début de vers par ce rejet, qui, brusque, seul, reproduit l'exacte geste d'enveloppement.
Prêtons attention à "Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots" ; le rythme 3/3/6, là encore parfait reflet du mouvement du corps : cri, chute, deux mouvements brusques rendus par deux verbes prononcés de façon monosyllabique, puis description de l'état, conclusion, prise de conscience du tragique de la situation. La reprise, au vers suivant, sonne comme un refrain aux tonalités élégiaques.
C'est ainsi que l'on saisit le génie de Chénier, ce "cœur versifié", ce "cœur poète".


Et ce n'est pas tout - dans les Poésies de Chénier se trouve cette merveille sans nom (celle-là même qui laisse fortement penser, voire avancer sans peur, qu'un Chénier a eu une influence plus grande qu'on ne le pense sur la verve d'un Hugo) : "A Charlotte Corday" (aka celle qui a tué Marat).


"Quoi ! tandis que partout, ou sincères, ou feintes,
Des lâches, des pervers, les larmes et les plaintes
Consacrent leur Marat parmi les immortels ;
Et que, prêtre orgueilleux de cette idole vile,
Des fanges du Parnasse un impudent reptile
Vomit un hymne infâme au pied de ses autels
;


La vérité se tait ! Dans sa bouche glacée,
Des liens de la peur sa langue embarrassée,
Dérobe un juste hommage aux exploits glorieux !
Vivre est-il donc si doux ! de quel prix est la vie,
Quand, sous un joug honteux la pensée asservie,
Tremblante au fond du cœur se cache a tous les yeux !


Non, non, je ne veux point t’honorer en silence,
Toi qui crus par ta mort ressusciter la France
,
Et dévouas tes jours à punir des forfaits.
Le glaive arma ton bras, fille grande et sublime,
Pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime,
Quand d’un homme à ce monstre ils donnèrent les traits.


Le noir serpent, sorti de sa caverne impure,
À donc vu rompre enfin sous ta main ferme et sûre
Le venimeux tissu de ses jours abhorrés !
Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides,
Tu vins redemander et les membres livides,
Et le sang des humains qu’il avait dévorés !


Son œil mourant t’a vue, en ta superbe joie,
Féliciter ton bras et contempler ta proie.
Ton regard lui disait : « Va, tyran furieux,
» Va, cours frayer la route aux tyrans tes complices,
» Te baigner dans le sang fut tes seules délices,
» Baigne-toi dans le tien et, reconnais des dieux. »


La Grèce, Ô fille illustre, admirant ton courage,
Épuiserait Paros pour placer ton image
Auprès d’Harmodius, auprès de son ami ;
Et des cœurs sur ta tombe, en une sainte ivresse,
Chanteraient Némésis, la tardive déesse,
Qui frappe le méchant sur son trône endormi.


Mais la France à la hache abandonne ta tête.
C’est au monstre égorgé qu’on prépare une fête

Parmi ses compagnons, tous dignes de son sort.
Ô ! quel noble dédain fit sourire ta bouche,
Quand un brigand, vengeur de ce brigand farouche,
Crut te faire pâlir aux menaces de mort !


C’est lui qui dut pâlir : et tes juges sinistres,
Et notre affreux sénat et ses affreux ministres,
Quand, à leur tribunal, sans crainte et sans appui,
Ta douceur, ton langage et simple et magnanime,
Leur apprit qu’en effet, tout puissant qu’est le crime,
Qui renonce à la vie est plus puissant que lui.


Long-temps, sous les dehors d’une allégresse aimable,
Dans ses détours profonds ton âme impénétrable
Avait tenu cachés les destins du pervers.
Ainsi, dans le secret amassant la tempête,
Rit un beau ciel d’azur, qui cependant s’apprête
À foudroyer les monts, à soulever les mers.


Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenée,
Tu semblais t’avancer sur le char d’hyménée ;
Ton front resta paisible et ton regard serein.
Calme sur l’échafaud, tu méprisas la rage
D’un peuple abject, servile et fécond en outrage,
Et qui se croit encore et libre et souverain
.


La vertu seule est libre : Honneur de notre histoire,
Notre immortel opprobre y vit avec ta gloire ;
Seule tu fus un homme, et vengeas les humains !
Et nous, eunuques vils, troupeau lâche et sans âme,
Nous savons répéter quelques plaintes de femme,
Mais le fer pèserait à nos débiles mains.


Un scélérat de moins rampe dans cette fange.
La vertu t’applaudit ; de sa mâle louange,
Entends, belle héroïne, entends l’auguste voix.
Ô vertu ! le poignard, seul espoir de la terre,
Est ton arme sacrée, alors que le tonnerre
Laisse régner le crime et te vend à ses lois
."


(J'ai pris la liberté de mettre, en gras, les passages que j'ai jugé les plus fameux de ce poème.)


Il faut le lire ; il faut le relire ; il faut saisir cette verve hybride, si propre à (faire) chanter des figures antiques, bercées dans un ailleurs idyllique, suave, sensuel, et à peindre avec virulence la violence de son temps ; il faut parcourir les poèmes d'un homme capable de faire couler le miel et le venin dans notre bouche avec la même intensité ; de tendre autour de nous les toiles d'un locus amoenus qui nous illumine, puis de les crever avec le bruit et la fureur (1) de l'époque qui lui était contemporaine, nous faisant glisser de l'attraction à la répulsion ; de mettre en scène les plus belles idées philosophiques (Vertu, Vérité, Liberté, etc), pour faire éclater, devant nos yeux, les échecs de celles-ci.


Et puis le vers, quoi, le vers en tant qu'architecture, que texture, que matériau, que saveur, que mouvement, que ...


Eh, il est fort, André.


Il n'est pas un seul poète hormis lui - même toi, Georges, pardon - dont les vers sont capables de me rester en tête, comme une chanson, tant leur résonance est chantante ou puissante. Chénier est un sculpteur de vers ; des vers qui vous roulent dans la bouche ; à chaque prononciation, la forme nous peint le fond, le fond s'enroule dans la forme - c'est l'explosion.


Oui, parce que c'est bien beau d'oublier qu'il y a eu des poètes au XVIIIe siècle, mais il ne faut pas oublier Chénier.


(1) Ouais, je sais, dans une critique sur deux, j'utilise ces mots - pardon, mais Shakespeare, mais Faulkner.

Neena
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le 24 juin 2018

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Neena

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Note au lecteur : ceci est à la fois un résumé personnel et une critique.

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