Que faire de la littérature ? est un long entretien publié en début de mois chez "Flammarion nouvel avenir" par Edouard Louis et l'universitaire Mary Kairidi. Le long de neuf chapitres couvrant des thèmes aussi différents que la position émotionnelle face au monde, les spécificités du théâtre ou le formalisme de l'autobiographe, Edouard Louis entend débusquer un certain nombre de mythes, de normes au cœur de la production littéraire légitime qu'il s'agira d'interroger pour se demander comment aller ailleurs. Et à cet égard, le plus important du titre de l'ouvrage reste sans doute son point d'interrogation.


J'ai dévoré assez vite ces entretiens, même en considérant que la forme dialogale d'un ouvrage rend le fait de le parcourir rapide, et suis passé par un certain nombre d'émotions contraires à la lecture. L'émerveillement souvent, face à cette capacité qu'a Edouard Louis, comme tout bon lecteur et c'en est un très bon, de créer de la désirabilité envers les auteurs dont il parle, et dont j'escompte découvrir certains dans un futur assez proche. J'ai été troublé par le renversement que l'auteur arrive parfois à opérer dans la perception de plusieurs normes que je considère assez fondamentales à l'exercice littéraire de qualité et que je n'interrogeais guère jusque là. Une irritation a pu poindre régulièrement face à des jugements me paraissant arbitraires, des généralisations abusives (et balayées d'un simple revers de « ok il y a des contre-exemples en nombre mais admettons ») et des demandes d'adhésion axiomatiques pour moi impossibles, comme l'idée qui voudrait que l'autobiographique digne se limite au fait de parler de soi d'une manière qui n'a pas encore été faite.


Le projet du livre pour Edouard Louis guidé par les questions de son interlocutrice est de procéder à ce qu'il appelle une « archéologie de la littérature », qui ne consistera pas vraiment en une histoire littéraire mais plutôt en la tentative de dégager un ensemble de normes structurantes qui pourraient venir servir à définir la littérature valorisée dans l'espace dominant. Il structure le livre de cette manière :


1- sur la tristesse, ce chapitre évoque la genèse de l'activité littéraire d'Edouard Louis comme besoin de témoigner de la douleur face à l'état du monde.

2- ce chapitre détache les principales normes que l'auteur souhaite exposer (dans tous les sens du terme) : la littérature légitime chercherait à rejeter l'émotionnel (et à travers le corps et la féminité), à rejeter le politique, et à rejeter l'explicite au profit de la suggestion.

3- le plus programmatique du livre peut-être, Edouard Louis pousse l'idée d'une « littérature de confrontation » qui s'emparerait de la politique envisagée comme forme pour réussir à la transposer en un projet artistique interpellant le lecteur.

4- ce long chapitre est presque un petit essai en soi sur la forme autobiographique et la raison pour laquelle Edouard Louis la pratique contre les autres.

5- Edouard Louis développe ici son rapport à l'inspiration en art, et à la manière dont il faut renverser la définition traditionnelle de ce qui fait l'authenticité pour accéder à une intimité (un concept qu'il distingue du personnel).

6- les pouvoirs du théâtre et bien trop d'éloges de Brecht, je pleure.

7- Comment Edouard Louis écrit-il, qu'est-ce qu'un écrivain, et c'est là aussi une norme mythifiante à questionner.

8- Comment l'écrivain peut ou doit se montrer en public ? C'est très bref et assez peu étoffé, le chapitre est présenté d'emblée comme une « digression ».

9- Que faire de la question de la violence pour une littérature de l'intime qui confronte, et est donc politique par là.


Pendant toute une partie du bouquin, je commençais à lâcher un peu la rampe face à plusieurs arbitraires que je trouvais dérangeants dans l'approche d'Edouard Louis et qui ne parvenaient plus à me convaincre tant une foule de contre-exemples se présentaient à mon esprit quand l'auteur se mettait à circonscrire un pan de la littérature (ou de la lecture d'ailleurs) à un élément opportun pour sa démo.


Mais p.277, Mary Kairidi demande à Edouard Louis ce qu'il pourrait répondre à quelqu'un entendant développer une littérature à rebours des jalons qu'il pose dans ses chapitres 3, 4 et 9, et j'ai trouvé toutes ses dernières réponses à partir de là extrêmement saines, bienveillantes, constructives pour l'état de l'art. On peut résumer la manière matérialiste qu'il a de vouloir relativiser son propre programme par ce chouette aphorisme qu'il a p.278 « Il ne faut jamais vouloir vivre dans un monde qui ressemble exclusivement à soi ». Il rappelle également en fermeture de son livre que s'il a montré, exhibé, exposé ces « idoles » de la vieille littérature, ce n'était jamais tant pour les mettre à mort que pour nous forcer à nous demander ce qu'elles faisaient là et dans quelles perspectives on pouvait les maintenir ou non, infléchies dans nos projets singuliers.


C'est une pensée très importante et elle balaie largement les désaccords, pourtant nombreux, que je peux avoir à la lecture du bouquin, détestant par exemple Duras-Sartre-Beauvoir-Brecht qu'il convoque largement ou étant très peu attaché à l'idée d'une littérature qui refuse les interprétations plurielles.


Une conversation qui se fait essai, à la lecture particulièrement féconde pour la méditation. Et je mentirais si je disais que les premiers chapitres ne m'avaient pas fait me questionner moi-même sur plusieurs de mes fondements.

S_Gauthier
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le 27 oct. 2025

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