An 1952, l'Unesco commande une série de brochures destinées à combattre le racisme, sept ans après la fin de la guerre et alors que les plaies du racisme d'état sont loin d'être refermées. C'est dans ce contexte que Claude Levi-Strauss (qui n'avait pas encore publié son célébrissime Tristes Tropiques) écrit ce court texte (un peu moins de 80 pages). Un grand petit livre.
Bien organisé en courts chapitres thématiques (Ethnocentrisme, Diversité des cultures, Place de la civilisation occidentale...), Race et histoire est écrit dans une langue accessible au plus grand nombre et Levi-Strauss fait bien attention à ne pas manier de lourds concepts indigestes. Tout ici est clair, concis. Une concision assez fascinante d'ailleurs : dans chacun de ces petits chapitres (qui font environ 5 pages en moyenne), l'auteur énonce des sujets de réflexion (philosophique, historique, sociologique, ethnologique bien sûr) qui pourraient tous faire l'objet de livres complets. Race et histoire est une mine vertigineuse de pensées, et une écriture qui donne envie de les approfondir.

Alors, bien entendu, Race et histore est un livre militant. Son but d'origine transparaît surtout dans les premiers chapitres : combattre le racisme. Levi-Strauss ne perd pas son temps à tenter de nous apporter la preuve qu'il n'existe pas de différence biologique qui justifierait la supériorité d'une race sur une autre : c'est une telle évidence qu'il ne va pas s'abaisser à démontrer cela.
Par contre, il insiste bien sur les différences entre les cultures. "Car il serait vain d'avoir obtenu de l'homme de la rue qu'il renonce à attribuer une signification intellectuelle ou morale au fait d'avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question (...) : s'il n'existe pas d'aptitudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation développée par l'homme blanc ait fait les immenses progrès que l'on sait, tandis que celles des peuples de couleur sont restées en arrière (...) ?"
La réponse au racisme passe par une réflexion sur la diversité des cultures. Et sur l'image que l'on porte sur cette diversité : dans le 3ème chapitre, "Ethnocentrisme", Levi-Strauss livre sa page la plus célèbre du texte en analysant les notions de "barbares" et "sauvages", deux catégories qui renvoient les autres peuples dans le domaine des animaux, alors que nous serions "les Hommes".
Car si nous rejetons les autres, si nous les considérons inférieurs, c'est d'abord et avant tout par rapport à notre système de pensée, nos valeurs sociales ou morales, etc. Et c'est là, finalement, le point essentiel du texte, celui qui a le plus attiré mon attention : juger de la supériorité ou de l'infériorité d'une culture est inepte parce qu'il n'existe aucun critère objectif permettant d'analyser ces cultures. Et c'est ce que s'évertue à décrire Levi-Strauss dans Race et Histoire.
En effet, la civilisation occidentale peut paraître supérieure si nous appliquons le critère "avancée technologique", mais si nous prenons le critère "vie avec la nature" ? ou "respect des valeurs familiales" ? Ou tant d'autres critères encore...
De plus, il faudrait que l'observateur soit neutre, ce qui n'est jamais le cas. Autant cette neutralité peut exister dans les sciences dites "exactes" (et encore, la physique quantique semble réduire cela à néant), autant cette neutralité est impossible en sciences dites "humaines" :
"dès notre naissance, l'entourage fait pénétrer en nous, par mille démarches conscientes et inconscientes, un système complexe de références consistants en jugements de valeur, motivations, centres d'intérêt (...). Nous nous déplaçons littéralement avec ce système de références et les réalités culturelles du dehors ne sont observables qu'à travers les déformations qu'il leur impose, quand il ne va pas jusqu'à nous mettre dans l'impossibilité d'en apercevoir quoi que ce soit."
Plus que la stupidité de vouloir comparer des cultures différentes et en établir une échelle de comparaison, Levi-Strauss nous rappelle que notre statut d'observateur des cultures est nul et non avenu : impossible neutralité, présence d'observateurs qui changent forcément l'attitude des personnes observées, échelle personnelle de valeurs, etc. Nous sommes, pourrait-on dire, prisonniers d'un "regard ethnocentrique".

Cette réflexion peut paraître pessimiste à première vue, car elle remet en cause toute velléité de connaissance de l'autre. Et Levi-Strauss retourne encore le couteau dans d'autres plaies. Son but est clairement d'établir que la civilisation occidentale n'a strictement aucune raison de se croire supérieure (et ce n'est pas mieux pour les autres, évidemment).
Je ne vais pas énumérer ici tous les arguments et toutes les réflexions lancées par l'auteur. C'est dense, profond et en même temps clair et abordable. Cela permet de nous remettre à notre place avec finesse et intelligence. Une civilisation comme une autre, différente des autres et ayant besoin des autres.

[à noter que c'est totalement par hasard que je lisais ce livre à ce moment précis où son propos est devenu plus que jamais d'actualité]

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le 28 mai 2014

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SanFelice

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