Ovni littéraire, Roman à l'eau de bleu est, avant d'être une banale histoire d'amour où les hommes sont les pucelles effarouchées et les femmes les princesses charmantes (comme le titre pourrait laisser à penser), une expérimentation sociologique, philosophique, linguistique, et polémique. Rien que ça. Car la trame, au fond, n'est vraiment pas importante, quand bien même elle est très distrayante, agréable à lire, voire prenante. En effet, l'histoire n'a rien de très original, malgré quelques rebondissements plutôt intéressants et des personnages attachants ; mais il est évident que l'intérêt de l'autrice est ailleurs.


Isabelle Alonso imagine en effet une société régie, non pas par la domination masculine universelle dont tout le monde devrait reconnaître la réalité, mais par la domination féminine. Le grand talent d'Alonso est d'appuyer cette société sur des bases mi-rationnelles, mi-fantasmatiques - comme la société actuelle. Ainsi, la pseudo-supériorité féminine se fonde sur la glorification de la maternité, de la fertilité, d'une féminité pensée au sein d'une société clitocrate comme essentiellement autonome, puissante, et immuable (c'est-à-dire, toutes les qualités de genre attribuées aux hommes dans notre société phallocrate). Quant à la maternité et la fertilité, valeurs issues directement du fait biologique féminin, elles font écho à la vision inverse et encore sous-jacente aujourd'hui des femmes comme d'êtres incapacités physiquement par la maternité : Alonso montre ainsi comme tout processus de rationalisation et fantasmatisation (pardon pour le néologisme) d'un sexe est réversible - du constat de la maternité, on peut déduire une force ou une faiblesse. De la même façon, du constat de l'appendice oblongue qui constitue le pénis, on a pu déduire que la femme était un homme manqué, inachevé, dont il manquait le signe de puissance extérieure ; mais on peut très bien, et c'est fait dans le livre, en déduire une espèce de grossièreté primaire (notamment dans le fait de l'érection qui fait voir aux yeux de tous les réactions physiologiques de l'être humain, ou dans l'incapacité à jouir indéfiniment en un temps limité) qui s'oppose à la complexité et subtilité du sexe féminin. Encore une fois, ce que l'autrice met en oeuvre ici, c'est un renversement des valeurs traditionnelles ; et ce qu'elle met en évidence, c'est la contingence, la réversibilité, l'arbitraire des valeurs qui conduisent à hiérarchiser hommes et femmes dans la société actuelle comme dans sa société dystopique.
Alonso mixe de manière savante inversions et inventions : si la description de la société clitocrate n'est pas extrêmement développée, quelques éléments structurels dépassent le simple retournement de situation, ainsi par exemple l'idée selon laquelle la place des hommes est, non pas à la maison (comme les femmes dans les valeurs conservatrices moyenâgeuses de notre monde), mais au jardin - ainsi le rôle des hommes est d'entretenir le jardin, soit le rapport primitif à la nature, et ils sont mis à l'écart dans l'éducation des enfantes qui constituent la fierté et la raison d'être de la société clitocrate. De même, tout n'est pas systématiquement inversé, ce qui fait un cocktail intéressant : si les hommes, dans cette société, se maquillent et s'épilent, ils conservent en revanche la force physique (vue comme une preuve de grossièreté et de nature irréfléchie) (choix que je trouve personnellement contestable, car je pense que la force physique supérieure des hommes n'est pas naturelle, mais culturelle, mais passons).


Je dis "enfantes" ; j'ai dit en effet que la démarche de l'autrice était aussi linguistique. Car dans une société clitocrate qui se respecte, le féminin l'emporte sur le masculin. J'en vois déjà certains dubitatifs, en mode "Nan mais loul faut pas déconner, depuis quand ça c'est une manifestation de la domination masculine dans notre société ?". Alors chers lecteurs, je vous informe que l'explication de cette règle, qui a été formalisée et édictée au XVIIe et XVIIIe siècles, c'est que le masculin l'emporte sur le féminin, car "le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle" (Beauzée,1767) - auparavant, c'est l'accord de proximité qui constituait la règle, de même qu'en latin et en grec. Pour plus d'informations, veuillez googler "règle de proximité" et consulter Wikipédia et toute source sérieuse. Donc, OUI, la règle du masculin qui l'emporte sur le féminin est une règle IDÉOLOGIQUE : faire du masculin le neutre, en disant par exemple "ils étaient" pour parler de neuf femmes et un homme, c'est une règle orientée - et absolument pas neutre !
Reprenons : ici donc, tout est féminisé, car c'est le féminin qui devient le neutre et la forme basique de chaque mot. Plus concrètement, dans le dictionnaire clitocrate, on trouvera "enfante" et non "enfant" (et pour parler des enfants en général, on dira "les enfantes") ; on dira "elle faut" au lieu de "il faut" ; on dira "elles étaient" pour parler d'un garçon et d'une fille - etc.


Si cette démarche paraît être celle d'une féministe acharnée et un peu trop sourcilleuse, c'est avant tout une démarche qui permet de comprendre à quel point nos réflexes sont inconsciemment entachés de vieilles habitudes masculinistes. Car lire ce livre est véritablement éprouvant : il m'a fallu du temps pour m'habituer aux contorsions grammaticales, théoriques, structurelles, atmosphériques de ce roman. C'est aussi pour cela, à mon sens, que l'histoire en elle-même est simple : il eût été véritablement impossible de lire une histoire complexe en passant son temps à remettre en question tous ses acquis. Même moi, féministe acharnée et un peu trop sourcilleuse, j'ai presque souffert de constater à quel point j'avais du mal à trouver crédible cette société inversée ; j'ai presque souffert de voir combien mes réflexes masculinistes étaient ancrés en moi ; j'ai presque souffert de constater jusque dans les détails la misogynie de notre société, à travers la misandrie de celle du Roman à l'eau de bleu.
Car cette oeuvre fonctionne comme un révélateur : la fiction, en mêlant inversion et invention, donne une cohérence étrange à cette dystopie ; ce n'est pas simplement un exercice de style, mais bien la description d'une autre société possible, et par bien des aspects effrayante - ce qui fait prendre une conscience encore accrue de tout ce qu'ont d'effrayant notre société et ses mécanismes régis par la domination masculine.


Evidemment, Alonso a un peu grossi le trait ; certaines choses sont caricaturées voire fantaisistes - car sur le plan de la logique historique, cette société clitocrate n'est pas rigoureuse (ce que je veux dire, c'est que si la domination masculine se constate dans le monde entier, c'est du fait de certains événements historiques observables dans le monde entier, et que l'autrice ne remet pas en cause - par exemple, la divinisation de la fertilité, la propriété privée, l'affirmation de l'humain par le travail ... je vous renvoie au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir pour une compréhension exhaustive). L'important étant davantage l'intention révélatrice que l'histoire, certains éléments sont là surtout pour mettre en exergue le pire de la domination féminine - et donc, masculine. Néanmoins, il est évident que l'autrice connaît son sujet, et sous la fantaisie apparente se cache une réflexion et une complexité indéniables. On appréciera tout particulièrement les références à des débats/phénomènes réels : ainsi par exemple la parodie d'une lettre d'un journaliste contre la féminisation des mots en 1997 ; ou encore la parodie d'une fameuse campagne de publicité (datant d'il y a quelques années) pour une marque de lingerie qui mêlaient une série de nombreuses photos de fessiers féminins à des conseils de séduction avec un humour coquin et éminemment sexiste. Notons enfin que la plume de l'autrice est belle et fluide, ce qui rend un peu plus respirable la lecture.


Si vous doutez de la réalité de la domination masculine, je me doute que vous n'avez pas très envie de lire Beauvoir ni Bourdieu. Je ne saurais trop vous conseiller d'ouvrir alors Roman à l'eau de bleu : comme le dit avec une certaine élégance humoristique la fin du livre, la fiction peut faire prendre conscience aux lecteurs, de manière très efficace, des mécanismes sexistes qui gouvernent notre société. Rien que l'incipit est marquant : un des deux personnages principaux, Kim, au nom volontairement ambigu quant au sexe qu'il recoupe, est décrit comme une femme serait décrite, et rien dans cette description ne permet formellement de savoir si c'est un homme ou une femme. L'instinct (enfin ! l'instinct ! plutôt l'instinct acquis par notre culture sexiste, et donc non-naturel !) incite à penser que c'est une femme... Mais non. Et pour vous convaincre du caractère perturbant de la description, je vous laisse avec cet extrait :


"Kim se débarrassa de sa nuisette et de ses dessous qui tombèrent au sol comme des pétales. En ce dernier jour de l'année scolaire, l'irréprochable élève de la prestigieuse institution ne put résister au plaisir de s'observer dans la glace en prenant des poses dignes des magazines de charme. On dit souvent que beauté et intelligence ne vont pas de pair, mais en tant que major de sa promo, Kim avait sous les yeux la preuve du contraire. [...]
Kim s'observa de face, de trois quarts, cambra les reins, se déhancha. Sa peau avait commencé à brunir et prenait, à la lumière, des luisances de soie, des veloutés d'abricot. Ses mains glissèrent sur ses épaules, puis sur ses hanches et se posèrent en conque sur le bas de son ventre. Ce geste pour dissimuler son sexe lui était habituel. Presque un réflexe lors de ses séances, fréquentes, d'autocontemplation. Son corps lui paraissait plus beau comme ça. Plus lisse, plus élégant. Plus académique."

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le 8 janv. 2017

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