Salammbô
7.5
Salammbô

livre de Gustave Flaubert (1862)

Ma vie, comme cela ressemble à ma vie plus qu'à Carthage! (Louis Aragon)

"C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar..." Et de tout ce bouquin, plein de boucan, de soldats, de désordre et de viandes, de pourritures et de boissons, de sang répandu, de pierres précieuses, d'armes et de cruautés, d'arbres et d'oiseaux, de poix et de soufre, et dans les cèdres les cris effrayés des singes consacrés à la lune, il n'y aura pas une seconde où nous serait donné de voir Mégara, ni aucun lieu d'hommes, où l'on dorme et rêve, fasse cuire à petit feu le repas du soir, raccommode les vêtements, lave le linge, torche les enfants, se caressent des couples las pensant à autre chose, enfin se mène vie humaine. Il n'y aura pas un coin de rue, avec un colporteur fatigué qui s'arrête pour s'asseoir sur une borne, comme une chair de cordages marqués, et découvre la perspective au loin du port, où les rayons de soleil croisent leurs pattes de cigogne. Il n'y aura pas une page inutile ou l'on oublierait tout pour sa fatigue, l'ombre ou la douceur du vent. Pourtant, parfois, j'y entends passer quelque chose qui n'a pas de nom, cet instant par exemple d'Hamilcar visitant les jardins, et les artisans domestiques qui vivent par-delà dans les cabanes. Peu m'importent sa colère et ses raisons, et son pouvoir, son injuste justice, je n'entends que son souffle, un moment proche, homme ou bête, en un lieu d'ombre, à ma semblance, où monte l'odeur charnelle de ma vie :

Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois où les pasteurs ont campé, barraient les chemins; et les palissades étaient rompues, l'eau des rigoles se perdait, des éclats de verre, des ossements de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe d'étoffe çà et là pendait aux buissons; sous les citronniers les fleurs pourries faisaient un fumier jaune. En effet les serviteurs avaient tout abandonné, croyant que le maître ne reviendrait plus... Voilà maintenant qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant des immondices…

Ma vie, comme cela ressemble à ma vie plus qu'à Carthage! Ma vie, c'est où sous les citronniers font les fleurs pourries ce fumier couleur de souci. Il ne me connaissait pas, pourtant, Flaubert. Ni Carthage. Pour Carthage...

D'abord il n'y songeait pas, il avait écrit le premier chapitre, ce festin dans les jardins d'Hamilcar, de septembre à décembre 1857. Il se moquait de l'archéologie, de la botanique, puis il a été pris par la vie parisienne, trois mois. Là-dessus, voilà qu'il est mordu de doute : peut-être cela ne ressemble pas à Megara, peut-être que Carthage existe… et l’idée d’aller y marcher parmi les ossements de singes, d’y écraser les immondices sous ses souliers de 1858. Cela est devenu un besoin, une soif, une faim. Lui qui ne voulait qu'imaginer, qui se moquait... brusquement il a cette angoisse des choses réelles. Il ne reprendra pas ce manuscrit abandonné pour les salons des dames à la mode, où Dieu sait ce qu'il cherchait ou tenta d'oublier! Il ne lui suffira plus désormais de lire Virgile, Carthage exige de lui qu'il vienne. Trois mois, il tourne sur lui-même, dans ce monde moderne pour lequel il n'a pas assez de dégoûts. Puis il se décide un beau jour : nous savons très peu de ce voyage, l'Algérie, la Tunisie, les ruines sauf qu'il écrit à un ami: “Je t'apprendrai que Carthage est complètement à refaire ou plutôt à faire. Je démolis tout…”

Rentré en juin, il prendra plus d'une année pour les chapitres deux, trois, quatre, cinq, six, sept... un long entracte pendant la seconde moitié de 1859... tout 60, presque tout 61, pour arriver au chapitre quatorze, et le dernier aux premiers jours de 62.... Le temps vienne où quelqu'un racontera cette histoire, pour autre chose que prouver ceci ou cela. Il y aura une fois quelqu'un, Le tête-à-tête de cet homme et cette ville. L'obstination et la peur de Flaubert devant Carthage. Carthage après la démolition de 1858. Les ruines de Flaubert.

...Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara. Le phare, bâti, par-derrière, au sommet de la falaise, illuminait le ciel d'une grande clarté rouge, et l'ombre du palais, avec ses terrasses superposées, se projetait sur les jardins comme une immense pyramide. Ils entrèrent par la haie des jujubiers, en abattant les branches à coups de poignard…

Je ne sais ce qui me fait si mal à lire ce livre: il me semble être un aveugle qui promène ses yeux crevés sur un univers dont il connaît tout au plus quelques mots. Flaubert n'a rien rapporté de Tunisie, pas même une bribe d'étoffe aux buissons prise pour me faire croire à Mégara. On s'en tire toujours avec une haie de jujubiers. Il n'y a de vivant ici que le grouillement des Mercenaires, une sorte de gigantesque bain turc mâle. Et une femme seule au milieu de ces milliers et milliers de soudards nus, bâfreurs et obscènes. Une femme inventée, et à laquelle pas un instant je ne crois: “Sa chevelure poudrée d'un sable violet…” Ah, vous me faites vomir. Il n'y a grandeur dans ce film à grand spectacle qu'où l'horreur anéantit le détail, les scènes d'anthropophagie, le massacre des prisonniers carthaginois, la fin des Mercenaires au défilé de la Hache. On ne veut voir ici que la provocation flaubertienne, à ces entrailles sorties des ventres, à ces craquements de poitrine sous les pieds d'éléphants, aux chiens à poil jaune mangeant les blessés à l'agonie, que sais-je... et, moi, je crois que c'est où Flaubert est lui-même, c'est là ce qu'il est venu chercher dans la nuit des temps, c'est là cette pourriture sous les citronniers, cette sauvagerie dans sa solitude, en Normandie, ce bouillonnement en lui des choses immondes... mais oui, il est de ce peuple qu'il a inventé, vous souvenez-vous :

Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une autre race et d'une origine inconnue, - tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le soir sur le sable de Mégara entre les stèles des tom- beaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s'accrochaient contre les falaises comme des nids d'hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par le peuple à cause de leurs nourritures immondes…

Où donc croyez-vous qu'il les a trouvés, Flaubert, les Mangeurs-de-choses-immondes? cette tribu, cette race qui ne connaîtra pas d'autre nom. Croyez-vous que c'est à Carthage? ou bien à Croisset, dans sa maison de famille? Ils ne font que passer, mais ce sont les hommes d'un sombre miroir en qui nous reconnaissons, lui et moi, nos semblables. Dans nos cabanes de varech et de fange, inventant les jeux abominables de la liberté, romanciers sans gouvernement et sans dieux, jamais repus des immondes nourritures imaginées. Et vous êtes là, gens des lieux sous contrôle, qui vous nourrissez de chairs permises, et portez des numéros au front de vos demeures, à nous haïr pour ces hyènes lâchées entre vos tombeaux, nos personnages d'origine inconnue, monstres à notre semblance, qui reviennent la nuit hurler jusque dans vos rêves. Dire que vous avez pris Salammbô pour un exercice à la mode du Second Empire, une imagerie de l'art pour l'art, entre Théophile Gautier et Leconte de l'Isle, et que vous cherchiez à faire tout rentrer dans l'ordre, à expliquer la couleur de ce livre entre Madame Bovary et L'Éducation qui l'encadrent, par je ne sais quel calcul, quel désir de contraste, appuyant vos thèses de phrases prises aux lettres privées de l'auteur, comme si l'on mentait moins dans sa correspondance que dans ses romans! Vous qui ne connaissez pas la loi d'alternance des mensonges, ces marées de l'homme qui fait l'amour avec le monde, leurs reflux abandonnant aux grilles des égouts les mots brisés, les déchets du songe, les pantins disloqués de notre âme, les cris perdus, les crimes parfaits de la pensée! C'est ce qu'il avait essayé de dire, Gustave, un jour de sincérité peureuse, avec cette phrase qui est devenue le pont-aux-ânes des cons, l'explication de l'inexplicable, la référence du siècle, le soporifique des professeurs, “Madame Bovary, c'est moi…” Ah, vous y avez été pris comme des rats, à ce petit piège d'air innocent, vous qui ne savez rien de la tendresse des meurtriers, de la pudeur des impudiques, de la sensibilité de jeune fille des Mangeurs-de-choses-immondes, vous que je défie de donner pour thème aux superbes moutards dont la lèvre déjà se couvre d'un duvet prometteur de canailleries, comme thème d'un bachot à l'orée de vivre, la terrible complaisance que nous avons mise, Flaubert à les écrire, à les lire et relire moi, ces pages de la mort de Mâtho, l'assassinat de Matho par le peuple de Carthage:

un enfant lui déchira l'oreille; une jeune fille dissimulant sous sa manche la pointe d'un fuseau, lui fendit la joue; on lui enlevait des poignées de cheveux, des lambeaux de chair; d'autres, avec des bâtons où tenaient des éponges imbibées d'immondices, lui tamponnaient le visage. Du côté droit de sa gorge, un flot de sang jaillit; aussitôt le délire commença…

Du côté “droit”, remarquez, Flaubert a choisi le côté droit de sa gorge, en quoi cela constitue-t-il, direz-vous, une aggravation que ce ne soit pas le gauche? Pauvres sots, qui êtes de l'espèce des lyncheurs, pour qui droite et gauche sont égales, pourvu que le sang jaillisse... ah, vous, comment pourriez-vous comprendre, que ces cinq années d'inquiétude et d'écriture, ces trous abominables soudain, l'abandon de ses terribles paperasses, les alternatives de Croisset et de Paris, du martyre de l'imagination et de celui du temps perdu, le voyage à Tunis, la dépression nerveuse de l'été 59, tout cela ne menait qu'à ce moment, trois pages, trois maigres pages d'imprimé, la mort atroce de Mâtho, à côté de quoi le calvaire du Christ n'est qu'une pauvre invention de gens pieux, pour qui la souffrance est divine, trois pages à gaver de sang et d'entrailles les Mangeurs:

toutes les ouvertures dans les murailles étaient bouchées par des têtes; et le mal qu'ils ne pouvaient lui faire, ils le hurlaient…

Comprenez-vous qu'il avait fallu plus de trois cents pages, et cinq ans, et rebâtir Carthage, et s'exaspérer de ne pas voir ses rues, la vie quotidienne, les jardins, les toits, les troupeaux, les galères, les catapultes qui “s'appelaient égale ment des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds,” et la cohue énorme des Barbares, et créer, et montrer cet homme de muscles, cette tentation pour la fille d'Hamilcar, Mâtho le Libyen, ce géant voué au supplice, sorti du néant pour être dépecé sous nos regards... “il n'avait plus sauf les yeux d'apparence humaine…” tout ce livre pour en arriver là:

Un homme s'élança sur le cadavre. Bien qu'il fût sans barbe, il avait à l'épaule le manteau des prêtres de Moloch, et à la ceinture l'espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d'or. D'un seul coup, il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l'offrit au soleil…

Et si vous voulez me forcer à vous expliquer pourquoi cet homme était sans barbe “et avait à l'épaule…” regardez aussi comment est fait le nom Schahabarim, et remontez au début, à ce chapitre où le grand-prêtre eunuque prononce imprudemment devant Salammbô des mots pour lui sans signification: “Les amours des hommes…” si vous voulez me forcer à vous dire pourquoi tout aboutit à cette profanation de l'homme, au déchirement de son corps, à la joie épouvantable des tueurs, ah, jetez, jetez donc ce livre que vous n'avez pas su lire, regardez le monde d'aujourd'hui, à cette heure de la trêve de Noël, au Viêt-Nam, du grand mensonge de bonté qui n'est que souffle repris pour l'horreur, pour introduire parmi les êtres une disjonction de brutalité comme aucun d'entre nous, hommes de langage, ne s'en permettrait entre les mots, pour mieux déchirer avec les mains mêmes, mieux écraser dans son âme, anéantir dans son âme et son cri, mieux écorcher, tailler, écharper ses membres et sa vie, arracher aux os les tendons de sa force, à cet homme appelé Mâtho parce qu'il faut bien qu'il ait un nom sur sa fausse carte d'identité, Mâtho tout aussi bien, si vous voulez, que nous appellerons l'Homme, et j'ai mis cinq ans, cinq ans de ma vie à le tuer, cinq ans à le faire pour le tuer, comme une chose immonde enfin jetée aux Mangeurs.

Qui parle, mais! Qui parle! [...] Je disais tout à l'heure n'être qu'un linguiste, pas un romancier. Puis “je” s'est confondu avec Flaubert, ou du moins... Sans la moindre pudeur à se contredire. Parlant de Flaubert et de lui sous la même étiquette: romanciers, au pluriel, parfaitement, une sorte de pancarte au faîte de ma croix, à se demander qui est un homme et qui est un dieu... Plaisanterie. Je ne sais plus qui je suis, qui parle. Ni où. Ni quand. Carthage ou Croisset. Flaubert. Pourquoi Flaubert? [...] J'ai oublié la pluie et j'ai oublié Carthage. J'ai oublié celui qui me ressemble, et son nom, qui me fut un instant donné pour être mis en pièces. Et le principal. Que c'était vers elle qu'il marchait, et il tomba, trois, quatre fois, toujours un supplice nouveau le relevait... “on sema sous ses pieds des tessons de verre, il continuait à marcher…” vers elle, [...] et c'est en vain quand il se fut arrêté contre l'auvent d'une boutique, qu'on le frappa de fouets en cuir d'hippopotame, il avait peut-être aussi oublié qu'il marchait vers elle, et puis cela Iui revint “et il se mit à courir au hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui grelottent par un grand froid…” qu'importe les noms des rues puniques traversées, il marchait, il marchait toujours, il marchait vers elle, et ses yeux la rencontrèrent... “il arriva jus qu'au pied de la terrasse.” Oh, comment t'appelles-tu, toi vers qui marche ainsi l'homme sans nom, qui dit de lui-même je ou moi, simple signe de dépendance ou vocable détaché jusqu'à ce que le premier Schahabarim venu lui arrache le cœur, et le voici devant toi, ce cœur, comme une chose immonde, rouge on ne sait du sang ou du crépuscule, ce cœur pour les chiens, qu'au moins, une fois dans ta vie tu auras donc pu voir sans mensonge, au safran de l'ordure jeté, dans le grand jour tombant, ce cœur, mon cœur, Blanche.

Ce cœur pour les chiens...

Critique tirée de Blanche ou l'oubli par Louis Aragon

Et pour finir la citation que moi j'ai retenue :

Écrase-moi pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi, pourvu que j'entende ta voix !

P315

loutralep
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le 14 juil. 2020

Modifiée

le 17 janv. 2024

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