Ce qui m'a principalement attiré dans cette nouvelle, c'est en premier lieu cette édition qui est un produit vraiment fini, beau, agréable à feuilleter. Ce n'est pas quelque chose de fondamentalement important, mais lorsqu'on est déjà un grand amoureux de l'auteur, ce genre de détails ça compte. Au final, la nouvelle devient une nouvelle illustrée : le dessin et la lettre dialoguent et créent même une dérive troublante, certaines illustrations ne se trouvant pas exactement aux pages correspondantes. Cette imprécision nous place dans la position du rêveur, quelque peu : y avait pas déjà une illustration qui parlait de ça deux pages avant ? Ai-je rêvé ? Et on peut vérifier, et interpréter d'une nouvelle manière ces illustrations si délicates. Toutefois, je ne parle pas encore vraiment de la nouvelle, qui ne date pas de cette édition mais d'un recueil bien plus vieux (L'éléphant s'évapore).

Je ne vais donc pas résumer l'histoire, il y a beaucoup de gens qui l'ont fait, mais juste m'attarder sur certains points qui m'ont énormément parlé. Par conséquent, mon avis contient des spoils à plusieurs niveaux de l'oeuvre. Cette femme trentenaire est peut-être la clé de l'oeuvre de Murakami. Dans certains de ses livres, la femme est l'énigme. Je dis certains, car je n'ai pas tout lu de lui, mais si je prends quelques nouvelles de "Après le tremblement de terre", "Kafka sur le rivage" et "Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil" pour références, la femme c'est toujours l'Autre, celle qui régit la loi de l'énigme et de l'étranger, qui disparaît au gré de ses envies, une créature mystérieuse, limite merveilleuse, qui est confrontée à un narrateur masculin. Ici, le narrateur c'est une femme, et on a cette sensation d'enfin passer de l'autre côté du rideau, et on se rend compte que l'élément principal de cette nouvelle c'est la nuit, plus encore que le sommeil.

Le sommeil est ce que recherche cette femme. Elle ne le trouve pas, que devient-elle ? Une créature de la nuit. Il est peut-être un peu cliché d'en rester à cette définition de la femme ; oui, on a toujours attribué la femme à la lune, bla bla bla. Ce qui nous intéresse c'est comment Murakami parvient à encadrer cette femme, à la rendre à la fois unique et universelle. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, elle n'est pas la reine de la nuit, même si elle pense que de 22 h à 6 h elle n'appartient qu'à elle ; non elle devient plutôt un fantôme littéralement, une créature nocturne qui erre, devenant autre chose qu'un humain, quelque chose de plus, en recherche de son identité (qu'elle tente de projeter dans la littérature). Je pense que le dénouement de la nouvelle n'est pas "trop" rapide : il l'est, mais possède une logique insoumise à une raison solide. Il va sans dire que l'on peut interpréter tout ce que l'on veut, et la première chose à laquelle j'ai pensé c'est le lien avec l'histoire du policier qui lui fait signe de ne pas trop revenir dans les parages où elle se trouve car y a un couple de tueurs. Que penser à partir de là ? Que c'est vraiment eux ? Qu'elle parvient enfin à se rendormir, qu'elle est dans un rêve éveillé depuis le début et que ce sont son mari et son fils qui tentent de la réveiller ?

La richesse des symboles chez Murakami est impressionnante. Pas forcément à cause de leur puissance d'évocation, mais parfois grâce au piège qu'ils admettent. Il est probable que le sommeil éveillé de la femme n'ait absolument aucun sens, et crée bien cet univers surréaliste, ni complètement réaliste, ni complètement fantastique. Une douce poésie qui emballe le tout, mais qui trouve parfois des origines là où on ne les y attendait pas. Cette scène où la femme se retrouve coincée dans son sommeil avant de le perdre m'a tout l'air d'être la mise en scène d'une paralysie du sommeil. Cherchez l'article Wikipédia si vous ne savez pas ce que c'est ; ayant été moi-même sujet à ce genre d'évènements, je n'ai pas pu m'empêcher de m'identifier à cette femme, surtout lorsqu'elle commence à lire pour oublier son sommeil (chose que je pratique couramment). Et lorsqu'on est sujet à ce genre de rêves, il est clair que la réalité s'altère, et bien souvent on n'a plus envie de dormir. Je crois que cette nouvelle traite majoritairement de ce problème.

Alors oui, il y a d'autres choses à dire sur cette nouvelle, car elle est d'une grande richesse, en à peine une centaine de pages, Murakami dresse un univers fort, troublant et éclaire également son répertoire déjà bien rempli grâce à ce choix de la femme en tant que narrateur. Ce n'est d'ailleurs pas la seule nouvelle où la femme est narrateur, mais ça c'est une autre histoire. Dans tous les cas, une lecture, une admiration supplémentaire, Murakami confirme une fois de plus son talent.
Desolation
8
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le 9 juil. 2012

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