Je cherchais des idées de lectures pour mes élèves, et on m'a conseillé ce livre, que je ne connaissais pas. Le nombre de pages m'ayant refroidie, j'ai laissé ça dans un coin de ma tête. Et puis, une amie l'avait, et me l'a prêté : alors je l'ai lu, très vite, mais pour moi. Bien m'en a pris.


Stone Butch Blues est un pavé qui, si l'on ne s'arrête pas à la prime horreur qu'il fait naître en nous par sa violence presque instantanée, prend aux tripes et se dévore en quelques jours. L'histoire de Jess Goldberg, dans un récit qu'on pourrait qualifier d'autofictionnel, est d'abord passionnante pour son aspect documentaire : on découvre ce que c'est la vie de lesbienne butch dans les années 70, dans une ville moyenne des Etats-Unis. Dans sa construction, il s'agit d'un roman d'apprentissage dans la plus pure tradition du genre : on suit la vie de l'héros.ïne depuis son enfance jusqu'à un tournant de sa vie - l'entrée dans le syndicalisme et le militantisme, comme une seconde vie qui s'apprête à démarrer après quarante ans d'épreuves. Leslie Feinberg nous fait suivre son personnage dans sa quête de sens, de reconnaissance, d'amour et d'espoir, dans un monde hostile, codifié, et instable. Hostile, ce monde, d'abord par les violences policières en tout genre (arrestations, passages à tabac, viols) subies par l'héros.ïne et ses congénères, qui s'ajoutent aux autres violences psychologiques, professionnelles, ordinaires. Hostile aussi de l'intérieur, et cela va avec l'idée des codes établis au sein de la communauté lesbienne : lorsque Jess cesse de correspondre à ceux-ci, iel se retrouve aux prises avec une solitude abyssale et qui semble être une fatalité, condamné.e à des rapports sociaux éphémères, sur le fil, en permanence compromis. La peinture d'une communauté lesbienne empêtrée dans des codes patriarcaux (les relations entre butchs et fems) difficiles à conjurer, et incapable encore de penser la transidentité/la non-binarité, est sans concession. Enfin, le monde est mouvant : crise économique, exclusion progressive des butchs des usines, chômage, pauvreté, surviennent et s'enchaînent progressivement, mécaniquement, obligeant le personnage à adopter toutes les stratégies de survie possibles : d'abord la transition, puis l'exode à la capitale, qui sera lui aussi fait d'obstacles a priori insurmontables. On est quelque part entre la fresque historique et sociale de la fin du XXe siècle ; le récit, de loin, de la naissance des premiers mouvements LGBT ; et le récit initiatique intime.


Mais ce qui est fascinant dans ce récit, au-delà de tout ce qui s'y passe, c'est le mélange entre réalisme inexorable, et résilience humaine. Stone Butch Blues n'a rien à envier aux romans naturalistes de Zola dans les épreuves qu'il fait subir à son personnage ; ce qui est remarquablement beau et absolument terrifiant, c'est que malgré tout, il faut continuer à vivre dans cette solitude immense et constamment essayer, de nouveau, de nouer des relations humaines, d'avoir un toit et un travail, et de trouver comment être qui on est. Je ne m'identifie pas vraiment à Jess dans son parcours de vie - et tant mieux -, mais la beauté sublime de ce livre, c'est qu'il me renvoie à l'inéluctable solitude existentielle de tout un.e chacun.e et à la fragilité périlleuse, à la précarité inouïe, de tout ce qu'on construit dans sa vie. A de nombreuses reprises, le personnage se retrouve complètement seul : pas de famille, plus d'amoureuse, plus d'amies, plus de travail, voire plus de possessions matérielles d'aucune sorte. Je ne crois pas vraiment que ce roman soit un cri d'espoir : c'est plutôt le constat que l'instinct de survie demeure quand tout disparaît à chaque fois qu'on a construit quelque chose, quand tout est perdu. La lueur d'espoir, je ne l'ai vue qu'à la fin du roman, et c'est là qu'il se termine : car la vie de Jess n'est qu'un poème sur la construction d'une identité à soi au milieu de la solitude et de l'exclusion, écrit avec subtilité, sans misérabilisme, de sorte qu'on est un peu obligé.e d'aimer Leslie Feinberg de tout son coeur en refermant le livre, après avoir failli pleurer dix fois. Finalement, j'ai rarement lu un livre qui dise aussi bien la fragilité de l'existence. Certains sujets sont abordés seulement par touches, certaines ellipses narratives sont déroutantes : cela participe au sentiment de fugacité et de peur qui demeure, finalement, au fondement de notre psyché. Dès qu'on gratte un peu sous la surface de ces événements racontés de manière très factuelle, ça fait mal : c'est ce qui se passe pour Jess, et pour nous en tant que lecteur.trice.s.


Alors ma référence à Baudelaire en écho au "blues" du titre est facile ; néanmoins je crois que Stone Butch Blues est bien un précis de mélancolie existentielle (la vie n'est que survie dans un monde instable, il n'y a rien à faire d'autre que de continuer à essayer), au-dessus de laquelle plane un idéal qui semble abstrait - et qui pourtant, à la fin, peut-être, se concrétise, dans l'espoir que constituent la montée des mouvements sociaux et la lutte pour le droit à être au monde. Cette ouverture, comme une respiration, a une portée politique qui me parle beaucoup et qui rappelle que se battre, ce n'est pas juste quelque chose de douloureux et difficile, mais que c'est aussi, justement, ce qui donne du sens.


Un livre magnifique.

Eggdoll
9
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Créée

le 16 janv. 2022

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Eggdoll

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