Si les dystopies ont toujours le vent en poupe, pour le meilleur et pour le pire (voir l'adaptation médiocre de Silo sur Apple TV), l'époque commence à changer progressivement et son opposée commence à voir le jour au sein de la SF. Puisque la réalité commence à dépasser la fiction, l'intérêt pour des univers pessimistes décroît et une poignée d'auteur commence à livrer des utopies. Parmi eux, la saga Terra Ignota de Ada Palmer a remporté de nombreux prix en matière de littérature de SF et de fantasy et a beaucoup fait parler. Puisque le premier tome vient de sortir en format poche, c'était l'occasion de voir ce que valait ce gros pavé de plus de 800 pages.


Première remarque : il y a une énorme différence entre la couverture de l'édition originale et celle de la version poche. Sur la première, on peut y voir des vaisseaux survoler un paysage montagneux; sur l'autre on a droit à un joli bleu fluo et une typo qui laisse plutôt entrevoir un roman pour ado : deux salles, deux ambiances, il y a un souci quelque part les gars. Je mettrai bien ça sur le compte de l'éditeur (Le livre de Poche), jamais très inspiré en matière de couverture (le contraire de Folio SF ou de J'ai Lu, qui ont respectivement réédité "Le Cycle de Fondation" d'Asimov et l'intégrale de l'oeuvre de K.Dick avec des jolies couv) mais force est de constater après lecture que "Trop Semblable à l'Eclair" entretien quelques similitudes avec les best sellers YA tels que Hunger Games ou Divergente.


La caractéristique principale du roman, c'est son univers extrêmement complexe et riche. Nous somme au XXVe siècle, le monde est en paix depuis que la religion a été interdite. Vous n'avez plus le droit de discuter de sujets religieux à plus de deux personnes, sous peine d'être soupçonné de former un culte. Pour ça, il existe une nouvelle profession, le Sensayer, sorte d'équivalent du prêtre, chargé de répondre à toute question théologique. La notion de pays et de nation a été rendu obsolète par la vitesse des transports, notamment les voitures volantes, capables de rejoindre n'importe quel point du globe en moins de 4h. Le monde se divise désormais en "ruches", chacune dirigée par une puissante famille et chacune prônant une idéologie précise. Dans le même ordre d'idée, la notion de famille telle qu'on la connaissait n'existe plus non plus : on se réunit désormais entre personnes qui partagent une même opinion et les mêmes intérêts, au sein de groupes appelés "bash", les liens du sang n'ont plus aucune valeur. Il en va de même pour le genre, les pronoms "il" et "elle" ont été remplacés par "on" au singulier et "ons" au pluriel... Chaque année, les principaux journaux du monde publient leur liste des 10 personnalités qu'ils considèrent comme les plus influentes, un moment très attendu puisqu'il modifie les rapports de force entre chaque ruche. Cette fois, la liste établie par le Black Sakura est volée et retrouvée au sein du bash Saneer-Weeksbooth, qui gère le principal réseau de voiture volante de la planète. On charge Mycroft Canner, un servant, c'est à dire un ancien condamné devenu homme à tout faire pour les puissants, de mener l'enquête. Mais Mycroft a lui même un secret : il cache au coeur même de ce bash un jeune garçon qui possède le pouvoir de donner vie à n'importe quel objet inanimé, et qui pourrait bien faire vaciller la stabilité de ce monde.


On ne pourra pas reprocher à ce premier tome son manque d'originalité. Ada Palmer use de l'introduction in media res pour propulser le lecteur au sein d'un monde complexe, pensé en détail, et pour lequel il faudra être patient afin d'en comprendre les subtilités. C'est toujours les mêmes qualités et les mêmes défauts avec ce procédé : ça évite une introduction trop longue et rébarbative en entrant directement dans le vif du sujet mais en contrepartie, le début est difficile d'accès, le lecteur est soumis à des éléments qu'il ne comprends pas tout de suite mais qui feront sens bien plus tard (nécessitant même parfois une seconde lecture). Sauf qu'Ada Palmer se prends les pieds dans le tapis en tombant dans le piège qu'elle voulait éviter. Si on fait immédiatement connaissance avec Mycroft Canner, les membres du bash Sanneer Weeksbooth et Bridger, ce gamin au pouvoir fascinant, les centaines de pages suivantes seront quand même utilisées pour décrire le fonctionnement de cette société futuriste, en long, en large et en travers. Et le roman fourmille de détails, beaucoup trop de détails, à tel point qu'on finit par s'y perdre. Il y a un nombre de personnages bien trop élevé, beaucoup ne sont pas très importants, ni très intéressants et manquent d'épaisseur; la plupart possèdent même plusieurs noms et surnoms, ce qui rend encore un peu plus ardue la compréhension de l'intrigue (mention spéciale à J.E.D.D Maçon qui a environ un nom différent par interlocuteur; Son véritable prénom est d'ailleurs assez ridicule : J.E.D.D est l'acronyme de Jéhovah Epicurus Donatien d'Arouet). Un guide récapitulant le nom de chaque protagoniste, son appartenance à une ruche et sa fonction, ainsi que les relations entre les uns et les autres n'aurait pas été de trop et aurait permis une meilleure compréhension de l'univers du roman.


De l'aveu même d'Ada Palmer, son inspiration première était la philosophie des Lumières, qu'elle cite même littéralement puisqu'elle évoque Voltaire, Diderot, Sade... On a même droit à un passage dans un bordel tout droit sorti du XVIIIe siècle... Mais le name dropping ne suffit pas à rendre hommage à cette période. Et c'est là que le bat blesse chez l'auteure : sa connaissance de cette période accuse quelques lacunes, certaines erreurs mais aussi quelques manques. L'univers du roman bouffe à tous les râteliers, autant aux Lumières qu'à la Grèce antique et on sent surtout que la volonté d'originalité prime sur le reste.


Parce que c'est bien gentil de dire que l'intrigue prend place au sein d'un monde utopique mais dans le fond, malgré l'abondance d'éléments et de détails, on a du mal à la comprendre cette utopie. Interdire les religions, ok, mais vous ne pouvez pas interdire aux gens de croire. On se demande comment s'est passé cette interdiction, on nous parle bien de guerres au détour de certains chapitres mais les explications concernant la mise en place de cette fameuse utopie sont assez succint. Et surtout, le roman se concentre avant tout sur les puissants mais oublie le peuple. Une utopie ce n'est pas seulement un monde en paix : comment vivent les simples gens? Qu'est ce que ce monde parfait leur a apporté? Ce point est inexistant et c'est un gros problème.


En fait, tout dans le roman trahit la nationalité de l'auteur et ses limites dans les connaissances des philosophes des Lumières ; elle est parfois plus intéressée par la volonté de diversité dans son roman que par la cohérence de son intrigue. Elle ne s'en cache pas (comme on peut le lire dans la courte interview en fin de bouquin).

Comme partout, en soi, vouloir de la diversité, c'est très noble. Ici, on a des personnages japonais, français, espagnols, indiens... et paradoxalement, les États-Unis brillent par leur absence, ce qui nuit forcément à la cohérence de l'histoire. Ada Palmer multiplie les idées et les procédés sans que ça n'apporte quoi que ce soit au roman, bien au contraire. Elle met en place des règles, qu'elle passe son temps à transgresser : ainsi l'abolition du masculin et du féminin au profit du neutre va et vient au gré de ses envies. Et à chaque fois, elle se sent obligée de se justifier de façon foireuse par la bouche de son narrateur.

Parfois, les dialogues sont écrits comme au théâtre : avec le nom du personnage qui parle, puis ses paroles ensuite. Là encore, elle essaie de justifier ça comme elle peut mais ça ressemble surtout à de la fainéantise et à une façon de se simplifier la vie pour écrire des tartines de dialogues pas très inspirés.

Elle décide aussi de relater les faits par la bouche de Mycroft Canner, qui est donc la narrateur et le guide. Sauf que le personnage relate parfois des évènements... alors qu'il n'était pas présent à ce moment là. Et comme d'hab, l'auteur sent bien qu'elle se doit de trouver une excuse à ces incohérences (ce qu'elle ne s'emmerde même pas à faire lors de certains passages).

Le même Mycroft brise régulièrement le quatrième mur en s'adressant au lecteur et il imagine parfois que ces derniers lui répondraient, le langage prenant alors la forme du vieux français du XVIIIe siècle sans que je ne parvienne à en comprendre la raison.

Bref, très souvent, "Trop Semblable à l'Éclair" ressemble à un patchwork un peu indigeste de beaucoup de choses qui ne vont pas ensemble.


Les enjeux eux même sont souvent flous, noyés dans la masse de détails et de personnages. En quoi le vol de la liste des sept-dix est si importante (puisqu'elle aurait été publiée quelques jours plus tard)? Pourquoi les pouvoirs de Bridger sont ils si cruciaux? Le récit est tellement décousue, il y a tellement de choses à expliquer sur le fonctionnement de ce monde, tellement de protagonistes à introduire et à présenter, tellement d'éléments à intégrer... qu'on peine à comprendre les enjeux de l'histoire. Ceux ci deviennent un peu plus claire sur les dernières pages (mais vraiment les dernières) avec deux révélations qui relancent un peu l'intérêt. L'une explicite un peu mieux l'importance de Bridger au sein de cette utopie (il peut être considéré comme un miracle ou un dieu au sein de ce monde où la religion est interdite, en plus de posséder un pouvoir dangereux) et l'autre lève le voile sur une conspiration fomentée par certaines grandes familles, l'utopie créée étant donc bâtie dans le sang... Mais pour en arriver là, il faut se farcir 800 pages pas très bien écrites et assez lourdes et on se dit que l'ensemble aurait gagné à être allégé de 100 ou 200 pages (au moins), tout n'était pas nécessaire pour en arriver là.


Il paraît que le rythme s'accélère dans les prochains tomes et donc que celui ci fait office d'introduction en quelque sorte, une très longue intro de plus de 800 pages pas hyper passionnantes ni convaincantes. Est ce que j'aurais envie de lire la suite? On verra quand le second tome sortira en livre de poche.

DocteurBenway
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le 2 juil. 2025

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DocteurBenway

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