"Un artiste de la faim" est une réussite exceptionnelle. Intoxiqué d'Absolu, un jeûneur professionnel se révolte contre les limites de la condition humaine.
D'autres nouvelles comme "A la colonie pénitentiaire" ou "Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris" complètent le volume, mon recueil préféré de Kafka. Sa plume acérée ne quitte jamais la crête des cimes.


Choisir le jeûne comme métier, c'est le détourner de sa fonction originelle - celle d'une pratique facultative et temporaire. Jeûner devient un gagne pain... Quel paradoxe dur à avaler ! L'artiste du jeûne inverse nos priorités : seul jeûner est indispensable et manger devient optionnel. Cette négation d'un besoin vital est fascinante. Kafka s'imposait des interdits alimentaires extravagants - bien au-delà des prescriptions du judaïsme. Cela choquait certains membres de son entourage...


Grâce à la curiosité du public, notre homme fait une grande carrière internationale. Son imprésario exploite judicieusement la poule aux œufs d'or. Il doit modérer les ardeurs du champion, lui interdire de jeûner plus de quarante jours d'affilée... Mourir en pleine gloire serait trop absurde ! Mais après les années dorées, les années grasses, le reflux de la mode rompt leur association.


L'ex-vedette est reléguée dans un cirque à un rôle secondaire. Dans sa cage, assis sur une litière comme un animal, il est "pâle dans son tricot noir sous lequel pointait ses côtes". Certains ont vu - en ce fantôme décharné, véritable squelette ravagé par la faim - une préfiguration des survivants des camps nazis vingt ans après la mort de Kafka. On passe devant la cage du jeûneur en allant à la ménagerie. Quand les gardiens nourrissent les fauves, l'odeur de la viande crue lui soulève l'estomac. Et le manque d'intérêt pour son art le prive peu à peu de visites.


Cette tragédie d'un artiste dévoré par l'absolu laisse songeur. Avec une intégrité morale de fanatique, le jeûneur méprise les visiteurs qui le soupçonnent de tricher sur le nombre de jours ou de manger en secret. Leurs remarques irréfléchies l'agacent souvent. Son insatisfaction chronique le pousse à nier son corps et à battre tous les records : "Je ne peux pas faire autrement que de jeûner, je n'y peux rien", avoue-t-il à un surveillant.


Notre artiste du néant s'enferme dans une dépendance toxique, une déréliction irréversible. Une vocation peut devenir perversion et qui veut faire l'ange finit par crever dans sa litière comme une bête. Quand l'artiste quitte la scène, une panthère noire le remplace. L'heure et le siècle réclament de la sauvagerie, la brutalité des fauves aux instincts déchaînés fait recette.

lionelbonhouvrier
10

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le 13 mai 2020

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