Après le Grand Monde et Le silence et la colère, Pierre Lemaitre poursuit sa tétralogie consacrée aux Trente Glorieuses avec un volet encore une fois malicieusement au carrefour des genres littéraires, puisqu’à la saga familiale et à la fresque sociale, il vient ajouter les ingrédients du roman d’espionnage pour évoquer le tournant des années 1960. L’on retrouve donc la famille Pelletier sur fond de guerre froide, de menace nucléaire, mais aussi d’une prospérité si bien convaincue de ses rêves de progrès qu’elle ignorera encore longtemps les vilaines graines, qu’à grands coups d’insecticides ou de violences sexuelles sur mineurs, elle est en train de semer pour notre monde contemporain.
Peu importe que l’on ait lu ou pas les tomes précédents, l’on se (re)familiarise très vite et avec plaisir avec les personnages de ce feuilleton à la mécanique bien huilée. Rentré en France après avoir vendu sa savonnerie beyrouthine, Louis, le patriarche des Pelletier, voit sa santé décliner et ses descendants prendre des chemins qui le laissent parfois perplexe. Ses fils ont pour leur part atteint la maturité, même si, mal marié avec l’épouvantable Geneviève, Jean l’entrepreneur reste secrètement la proie de ses frustrations et de ses démons criminels.
Ses tribulations d’éternel loser n’ont toutefois rien à envier à celles de son frère nettement plus affirmé. Toujours journaliste pour un quotidien, François doit affronter pour sa part le muselage des médias depuis qu’il a contribué à créer le premier magazine d’information à la télévision française. Amené à se rendre à Prague pour un reportage, une nouvelle salve de dilemmes moraux l’assaille lorsqu’il se retrouve activement impliqué dans une opération de contre-espionnage.
Mais, tout à ses préoccupations, cette génération passe totalement à côté de celles de ses enfants, en tête desquels la petite Colette qu’entre son désespoir pour ses ruches ravagées par les insecticides de l’agriculteur voisin et le secret dévastateur qu’elle n’a d’autre possibilité que de cadenasser au plus profond d’elle-même, l’on pressent déjà future championne de l’écologie et des droits des femmes dans le prochain tome.
Avec son titre ironique et sa radiographie de la société des Trente Glorieuse à la lumière de notre époque, cet épisode plein d’action de la saga Pelletier réussit une nouvelle fois à combiner le divertissement accessible à tous avec le roman social et politique, ici finement annonciateur des catastrophes qui nous concernent aujourd’hui. Tout à son plaisir, le lecteur acceptera bien volontiers la démarche, complice des « deux ou trois circonstances invraisemblables [maintenues] par respect pour la vérité » et annoncées en exergue par cette citation de Victor Hugo.
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