Un barbare en Asie c'est un livre dont le titre m'avait intrigué au hasard des rayons d'une librairie. Je connaissais Henri Michaux par La nuit remue, et sa poésie m'ayant beaucoup plu, j'étais curieux de savoir ce qu'il donnerait sur une prose de plus longue haleine. J'ai donc fait l'achat de ce livre en me cachant les yeux de ce qu'il était, de ce à quoi je pouvais m'attendre, je voulais en avoir l'entière surprise (c'est agréable parfois de plonger dans un bain dont on ignore et la couleur et les essences).

Dès les premières lignes, l'évidence s'élève : un carnet de voyage. Mais pas n'importe quel carnet, pas un calepin touristique sur lequel on griffonne à l'ombre d'un parasol, mais bien une entreprise de jugement sur les cultures des différentes parcelles de l'Asie. Alors, tout se traite avec cette plume légère, aérienne que l'on retrouve dans La nuit remue, tout aussi est marqué de ce regard tranché (Michaux n'est pas du genre à atténuer ses pensées au profit de la décence de son propos), et rien n'échappe à sa critique minutieuse. Certains domaines seront exploités de manière récurrente selon le pays visité (dans le lot : Inde, Chine, Ceylan, Malaisie, Japon), comme la musique, l'art théâtral ou encore le langage (les passages tantôt sur la manière dont la bouche avale ou crache certaines syllabes, tantôt sur les ramifications opérées par la pensée orientale, sont absolument exquis), et très vite nous comprenons son désir de s'éloigner le plus possible du mode de vie, de pensée et d'Art occidental. Cette focalisation sur les bizarreries coutumières de certains pays asiatiques n'ont pas fini - par la même occasion qu'ils nous enrichissent - de nous fendre les côtes, non tant parce que certains faits sont là qui surprennent notre oeil lisse d'européen qu'à cause de la manière propre à Michaux de parler, par exemple, de ces cases où dorment les indiens et où nous, nous n'oserions pas entreposer nos chaussons de peur de les plier. J'entends donc bien : ce regard qui juge avec l'intention d'aller à l'encontre de l'occident, de rendre l'Europe risible plutôt que l'Asie, une volonté en somme de donner à ce qui nous est normal un relief ridicule, et quelque chose d'admirable à ce qui échappe à notre culture, à notre logique.

Du cynisme donc aux lèvres de Michaux, à l'égard des européens, mais aussi à l'égard de l'Asie, et c'est ce qui le mènera à déverser ce fiel violent sur le Japon, et à le définir comme une pâle copie de l'occident. Certains paragraphes où l'auteur se moque des traits que l'on retrouve au sein de telle population, d'une laideur quasi permanente des habitants de tel pays, pourraient crisper la paupière du lecteur, le piquer dans son éducation à tout prix contre le racisme, et taxer la pensée de Michaux de raciste. C'est où il ne faut pas tomber, car Michaux est un papillon, et ses antennes n'ont rien de toxique ; ce n'est qu'un jugement léger, sans prudence, sans finesse (de contenu, j'entends, formellement le style est à la fois simple, drôle et étonnant de maîtrise). L'écriture en devient même "capricieuse", puisque plutôt que de se former un plan d'étude précis pour chaque pays, il donnera la longueur qu'il désire à tel point qui a attiré son attention, proportionnera son propos en fonction de la richesse qu'il trouve à son sujet, voire parfois s'en ira complètement ailleurs, dans des études zoologiques sans lien avec les deux chapitres qui l'encadrent, parfois une seule phrase se coincera entre deux étoiles, c'est un carnet éclaté, émietté même, il faudrait presque un balais-brosse pour tout ramasser et un four pour cuir tous ces mots et en manger la pâte chaude et farineuse.

Enfin, voilà un très joli livre, et que je recommande vivement à qui ne l'a pas lu, parce qu'en plus de sa poésie et de l'hilarité occasionnée, nous n'en repartons jamais bredouille sur un plan culturel. À noter un dernier détail drôle sur l'imprécision globale de l'oeuvre : Michaux portait des oeillères à l'époque où il écrivit Un barbare en Asie, 12 ans après, il en portait d'autres, ce qui donna lieu à une première préface et à des notes de bas de page là pour nuancer certaines prédictions qui, finalement, s'avèrent fausses, ou certaines pensées qui n'entrent plus dans le moule des siennes d'alors. 35 ans après, d'autres oeillères encore, et qui le forcèrent à écrire une seconde préface, et d'autres notes de bas de page précédées d'un "n.n" et qui nuancent plus encore certains propos. Bref, un petit livre très rigolo et plein de richesses.
Rozbaum
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le 27 nov. 2011

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