L’étude contemporaine de référence

« Un certain Juif », en quelques mots, c’est 30 ans de recherches, 3500 pages, une oeuvre acclamée par les spécialistes comme la synthèse magistrale d’un siècle d’études… faut-il en dire plus ?

Commençons par une évidence : quand une référence majeure sur la vie de Jésus est signée par un prêtre catholique américain, on est en droit de craindre le pire et de faire sienne la caricature qui prévaut sur l'exégèse biblique : un repaire de théologiens mal dégrossis encore restés à l’âge de la scolastique et à l’usage des syllogismes.

Et vous auriez tort, car « Un certain Juif » s'avère une enquête aussi méticuleuse qu’impartiale sur ce personnage nommé Jésus. Séparant avec soin le possible du fabuleux, le plausible de l'improbable, John P. Meier se révèle un excellent spécialiste doublé d’une honnêteté intellectuelle irréprochable.

« Un certain Juif » (préférez le titre original : « A Marginal Jew ») est une oeuvre en cinq volumes parus entre 1991 et 2016, le sixième restant inachevé suite au décès de l'auteur en 2022. Chaque tome s'attaque à un aspect majeur concernant Jésus : 1) Les sources, les origines, les dates. 2) La parole et les gestes. 3) Attachements, affrontements, ruptures. 4) La Loi et l'amour. 5) Enquête sur l'authenticité des paraboles.

Meier débute son étude par une analyse des sources antiques disponibles qui lui impose ce constat : « En un sens notre enquête sur les sources a donné des résultats négatifs et décevants. Les quatre évangiles canoniques se révèlent être les seuls documents majeurs qui contiennent des ensembles importants de matériaux utilisables pour une recherche du Jésus historique. ».

Contraint de devoir travailler essentiellement sur le corpus de texte hautement partial qu’est le nouveau testament, Meier établit un protocole de recherche consistant en cinq critères principaux (permettant d'évaluer des probabilités, et non d'établir des certitudes). Le critère d’embarras souligne les éléments problématiques à la théologie chrétienne traditionnelle ; celui de discontinuité s’intéresse aux éléments originaux dérivables ni du judaïsme de l’époque ni du christianisme primitif ; le critère d’attestation multiple rassemble les éléments communs à plusieurs sources et celui de cohérence les éléments formant un contexte logique ; enfin le critère de rejet et de l’exécution note les éléments expliquant la fin particulière de Jésus.

Meier reprend ici les critères d’historicité établis par l’exégèse biblique, hormis le dernier qui lui est propre. A noter qu’on considère souvent « Un certain Juif » comme une somme car Meier poursuit et parachève l’exégèse classique du XXe siècle, essentiellement philologique, tandis que depuis le XXIe ce champ d’étude s’est renouvelé en collaborant avec d’autres sciences comme la sociologie, l'anthropologie et même la psychologie.

Venons-en aux conclusions de l’auteur et autant dire que ce travail minutieux de plus de 3500 pages - dont une grande part de notes – donne des résultats étonnants. Car il reste peu de paillettes d'or sous le tamis de Meier qui ne garde comme plausibles qu'une poignée d'événements, de paroles et d'idées attribués à Jésus. Pour résumer les faits vraisemblables : une naissance entre 7-4 av. J.-C. à Nazareth, quatre frères et au moins deux sœurs, parlant araméen, artisan du bois ni riche ni pauvre, célibataire. Vers 28 devient disciple de Jean-Baptiste puis exerce un ministère durant deux ans essentiellement en Galilée et à Jérusalem (plusieurs visites). Vers 30, à environ 36 ans, un jeudi 6 avril, dernier repas avec ses disciples la veille de la Pessah (pâque juive), arrêté le soir et interrogé par des responsables juifs puis condamné et exécuté par Pilate.

Je ne vais pas vous présenter chaque volume mais mon préféré reste le cinquième. Meier y effectue une réfutation en règle de l’historicité de la plupart des paraboles et après avoir vu partir en fumée tant d’expressions célèbres - constat sévère mais juste – on sort du spectacle en se disant : chapeau l'artiste.

On peut regretter qu’après avoir démontré les limites de ses sources et trouvé si peu d'éléments probables, Meier ne consacre pas un chapitre pour comparer les valeurs respectives des thèses historique et mythiste concernant Jésus. En effet la thèse de l’historicité de Jésus fait toujours l’unanimité parmi les spécialistes tandis que la théorie d’un Jésus légendaire reste une interprétation minoritaire mais défendable. Meier aurait peut-être écrit ce chapitre dans un futur tome, mais sans doute considérait-il ses quelques résultats comme autant d’indices éprouvés formant un nœud solide. Sur ce sujet vous pouvez lire par exemple : « Did Jesus exist ? : the historical argument for Jesus of Nazareth » de Bart Ehrman.

L’étude de John P. Meier n'est pas le fin mot de l'histoire mais une étape essentielle de la recherche sur le Jésus historique et une oeuvre plus enrichissante que les multiples biographies du Nazaréen disponibles (voir en commentaire). Pour découvrir une approche plus moderne je vous conseille un autre ouvrage de Bart Ehrman : « Jésus avant les Évangiles ». S’y trouve étudié le rôle de la mémoire dans les premières communautés chrétiennes et par conséquent les multiples déformations possibles des sources - rappelons qu'après la mort de Jésus plusieurs décennies se sont passées en transmission orales avant l'écriture des premiers évangiles. Un livre qui réduit encore la valeur de nos informations sur Jésus… mais la recherche continue et nul doute qu’elle nous réserve encore des surprises.