La candeur des dragées, la saveur doucereuse de l'arsenic

Le titre est tiré de la préface de Pierre-Marc de Biasi, aux éditions Le Livre de Poche. Les italiques dans la critique qui suit sont tirés de la préface de l'ouvrage.


Le conte Un cœur simple fut publié en 1877, d'abord en feuilleton du 12 au 22 avril, puis dans un recueil de trois contes, intitulé Trois Contes, le 24 avril, dans la forme que j'ai sous la main, avec donc deux autre contes, Saint Julien l'Hospitalier et Hérodias... ce qui fait un, deux et trois, le compte est bon. La date du 24 avril est presque importante, car moi je suis né le 27, et que par ailleurs dans Un cœur simple, Flaubert cite Morlaix ma ville natale. « Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquille ; la seconde, une tasse à café ; la troisième, un gros bonhomme en pain d'épice. » Il semble qu'au dix-neuvième siècle il était d'usage de ramener de Morlaix une boîte en coquille... je n'en savais rien, ce doit être une huître avec une charnière.


Voilà pour l'historique d'écriture et de publication.


Dans ces trois contes, Flaubert est semble-t-il considéré comme au sommet de son art, et il est vrai qu'en termes d'ironie on fait dans la flèche cinglante, ambiguë et bien condensée, tellement que cela peut passer inaperçu. Je me suis permis quelques citations, que j'analyserai modestement, au risque de me méprendre.


Le conte Un cœur simple est l'histoire d'une femme, Félicité, d'abord malheureuse en amour et dans les fermes où elle travaille, qui trouve finalement un emploi agréable au service de Madame Aubin, veuve, et de ses deux enfants, Paul et Virginie. Félicité s'initie à la religion au cours des leçons de catéchisme auxquelles elle assiste lorsqu'elle y accompagne Virginie. Et toute la tension du récit se construit autour du bref bonheur de Félicité d'abord, puis autour des malheurs de la vie, qui s'enchaînent à mesure que la dévotion de Félicité se transforme en mysticisme insolite. Félicité, en effet, finit par associer son perroquet au Saint Esprit.


Tentons donc d'examiner quelques traits d'ironie de Flaubert, dans cette présentation par exemple des enfants de Madame Aubin, à travers l'amour que Félicité leurs porte.


« Paul et Virginie, l'un âgé de sept ans, l'autre de quatre à peine, lui semblait formés d'une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Madame Aubin lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. »


Les prénoms Paul et Virginie rappelle les personnages du célèbre roman de Bernardin de Saint-Pierre (que je n'ai pas lu), roman moralisant aux thèmes d'inspiration romantique. Flaubert ici destine Paul et Virginie à des fins respectivement peu glorieuse et funeste, Paul étant destiné à l'enregistrement ! (boulot administratif, toute l'ironie est dans le point d'exclamation) et Virginie à une mort prématurée (à noter l'introduction prématurée du mysticisme fantastique à venir, dans une intervention directe du narrateur au présent de vérité générale, à la fois tendre envers la crédulité de Félicité et cynique envers une société trop rationnelle peut-être : « à la fin de la première veille, [félicité] remarqua que la figure [de feue Virginie] avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s'enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois ; et n'eut pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eut rouverts ; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple »). Comme souvent, l'allusion et l'ironie est telle que je ne sais pas a priori s'il faut y comprendre une chose ou une autre, en l'occurrence au sujet du romantisme… ce qui m'amuse davantage ici c'est que l'on compare Félicitée à un cheval. Les comparaisons animales ne tarissent pas dans ce conte, au point que sur la fin le Saint-Esprit s'incarne en perroquet. L'acte d'amour lui-même a quelque chose de fermier. À la page 50, Félicitée n'est pas prude, mais on se demande tout de même si elle prend les choses par le bon bout : « elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles, – les animaux l'avaient instruite ». Il est dingue d'imaginer qu'une presse à l'époque même bigote soit passée à côté de la grossièreté de l'image. À la page 53, on retrouve de manière plus explicite mais anachronique le caniche de Céline : « Madame Aubin recevait la visite du marquis de Grémanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule [*ivrognerie, vie dissolue] et qui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. » Le caniche est un chien à la grande carrière littéraire ambiguë. J'ai eu un caniche, j'aime les caniches, mais je me suis toujours dit que l'amour aurait eu l'air plus fier si Céline l'avait mis à la portée des Saint-Bernards... ce qui m'impressionne finalement, c'est comme la compression syntaxique, et le discours indirect libre, permettent d'ironie tout en furtivité, car en faisant venir le marquis à l'heure du déjeuner, on souligne autre chose que sa ponctualité… L'exercice de l'ironie se distingue joliment pour moi dans la dernière phrase : « Madame Aubin lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. » Dans la bouche du narrateur tout du long de la phrase, la première expression de la bouche de Madame Aubin se mêle à la deuxième expression des sentiments de Félicité. Il en sort l'idée que félicité se mortifie de ne pouvoir assouvir littéralement l'hyperbole de Madame Aubin. Il n'y a rien de critique ni de subversif ici, si ce n'est peut-être envers l'amour envahissant que prodiguent les bonnes... la suggestivité cela dit est remarquable, peut-être même fortuite. J'imagine Flaubert à force de mélanger les mots tomber simplement dessus, sur cette ironie des désirs frustrés, qui tombe par hasard comme le vrai.


Mais l'ironie véritable et grandiose, en la deuxième partie du roman, réside dans la dévotion burlesque que Félicité développe envers son perroquet. Le perroquet fait des blagues, le perroquet a des humeurs, le perroquet s'enfuit, le perroquet tombe malade, le perroquet se fait empailler, et chaque fois, même aujourd'hui, on est tenté d'y voir certaines phases de nos propres passions.


Lors de la publication de l'ouvrage, on retint des trois contes davantage leur opposition à l'esthétique du naturalisme que leur attaque insidieuse et radicale contre la société contemporaine, ses croyances et ses valeurs les plus sacrées où se retrouvent, comme partout ailleurs dans l'œuvre de Flaubert, « ce même accent d'irritation sourde contre la bêtise humaine et les vertus bourgeoises ; ce même et profond mépris du romancier pour ses personnages et pour l'homme ; cette même dérision, cette même rudesse, et cette même brutalité comique dont les boutades soulèvent parfois un rire plus triste que les larmes ». La préface cite entre guillemets la Brunetière, principal détracteur de Flaubert à l'époque, qui fut semble-t-il, par cette histoire de rire plus triste que les larmes, le seul critique de son époque à taper juste (l'ironie s'invite dans la réalité, le détracteur détractant ce que l'histoire dira tractant, en cela peut être put-il après coup se targuer d'avoir vu juste, bien qu'à côté)… le reste de la société littéraire se réjouissait, pendant ce temps, de l'aspect rassurant de l'œuvre en des temps d'agitation politique qui voulait se rassurer, et en des temps d'épouvante littéraire face à la « vulgarité » réaliste de Zola.


Ici réside quelque chose de fascinant, le coup de « maître » de Flaubert semble être pointé par la préface sous l'angle de sa précision mêlée de discrétion. La force du romancier est de dire si bien qu'il s'efface. Si Flaubert peut être reconnu comme un « maître » [par la presse qui, crédule, se réjouit], c'est que cette œuvre brève et ciselée ne scandalise pas, comme Madame Bovary ou comme L'Éducation sentimentale, et ne paraît pas incompréhensible comme La Tentation ou Salammbô. La critique moderne, la nôtre, celle de la préface, reconnaît le maître en ce qu'elle jouait pourtant sur le scandale, et en ce qu'elle n'était pourtant pas comprise.


J'apprécie particulièrement ce conte de manière masochiste, parce qu'il s'attaque à un concept auquel je suis attaché, celui du Saint Esprit. En fervent agnostique, j'ai une conception très personnelle du terme, j'y vois cette chose qui nous anime et nous pousse à l'imagination, et peut-être pousse l'imagination à l'incarnation. Selon les jours ça varie, un coup il est tout à fait artificiel, monté de toutes pièces par mes propres soins pour me faire tenir dans certains labeurs, un autre jour il est un véritable souffle qui use de nos âmes pour faire advenir des trucs, selon des voies qui nous restent impénétrables mais que l'art vient chatouiller, même dans ses plus gros ratés. La plupart des autres jours, il est flottant, à la manière des langues de feu qui se posèrent sur les apôtres après l'ascension.


Et la manière, tout du long, qu'a Félicité d'aborder ce concept (« le Saint Esprit sous la forme d'un feu et d'un oiseau, parfois d'un souffle » p62) est d'abord proche de la mienne, belle et touchante, brûlante, vous en conviendrez. Je m'y retrouve d'autant plus ensuite quand le Saint Esprit, sous la forme d'un perroquet, joue sur la tête de la servante page 80 : « les grandes ailes du bonnet et les ailes de l'oiseau frémissaient ensemble », la tête et le Saint Esprit en communion pour les pires âneries, l'histoire de ma vie. Le Saint Esprit incarné dans ce perroquet est une belle métaphore acide et drôle dans laquelle se retrouve le petit mysticisme que je me réserve parfois, pour garder ou prendre courage, voir garder ou prendre inspiration, dans certaines activités. Et tout le long de la lecture, je m'identifie à la fois à Félicité, qui croit plus que de raison en ce qu'elle croit, et à la fois à Flaubert, qui nous fait savoir qu'il se sait savoir que Félicitée croit plus que de raison en ce qu'elle croit.


Ainsi, Un cœur simple, c'est d'incessantes petites scènes comiques et condensées où, Félicité qui n'est pas simple que de cœur, fait preuve d'une magnifique naïveté, page 68 par exemple : « Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes, […] Il indiqua dans les découpures d'une tache ovale un point noir, imperceptible, en ajoutant : « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l'invitant à dire ce qui l'embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n'en comprenait pas le motif, – elle qui s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée ! » À noter dans la dernière proposition, le discours indirect libre qui passe discrètement dans le point d'exclamation, (le tiret n'étant pas toujours dans l'œuvre au service du discours rapporté).


La posture double que je décris vis-à-vis du courage et de l'inspiration concerne notamment mon rapport à l'art, et plus particulièrement à la lecture et l'écriture. À la fin du troisième conte, qui se titre Hérodias, les rois Esséniens portent la tête de Saint Jean le Baptiste, prédicateur de la bonne nouvelle, aussi nommé Iaokanann, qui vient d'être décapité. Le conte et donc l'ouvrage se terminent ainsi : « Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s'en allèrent du côté de la Galilée. Comme elle était trop lourde, ils la portaient alternativement. » Et voici ce que dit de cette fin une note en bas de page, qui termine donc le conte, l'œuvre et ma critique :


Dernier mot du conte et de l'œuvre, l'adverbe, inattendu, constitue une chute à la fois prosaïque et énigmatique qui force le lecteur à s'interroger sur les alternatives du récit et la nature problématique de ses représentations : visuelles ou verbales, symboliques ou littérales, sacrées ou profanes, divines ou humaines, orientales ou occidentales, antiques ou modernes, saintes ou délirantes.

Vernon79
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le 10 avr. 2019

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