"Votre bonne se nomme Félicité, alors elle est parfaite." Raté.

Dans une lettre adressée à Mme des Genettes, Flaubert résumait brièvement Un coeur simple : « Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. » Ce conte flaubertien dresse le portrait d’une vie tourmentée par des amours et affections passagères, toutes brusquement interrompues par une mort tragique. Trahie par son fiancé Théodore qui l’abandonne à elle-même, la jeune Félicité quitte la ferme de ses parents pour Pont-l’Évêque, et devient servante auprès de la famille Aubain. Elle se prend d’affection pour sa maîtresse, veuve, et pour les enfants de cette dernière : Paul et Virginie. Elle s’adonne à son travail avec une grande efficacité, heureuse de s’immiscer dans la vie de cette famille. Son affection est mise à mal par le départ successif des deux enfants : Paul part pour le Collège de Caen, tandis que la petite Virginie rejoint les soeurs afin de poursuivre son éducation religieuse. Félicité tente de dépasser cette perte par la présence de son neveu Victor, qui lui aussi finit par partir vers Cuba en devenant marin en 1819. La jeune femme se presse au Havre pour faire ses adieux mais arrive trop tard : le bateau part devant ses yeux, et elle a à peine le temps d’échanger un dernier regard avec son neveu, qui décède de la fièvre jaune quelques semaines après son arrivée. La maladie gagne la famille Aubain et emporte la petite Virginie, atteinte d’une fluxion de poitrine. Le nouveau sous-préfet de la ville tire Mme Aubain de sa tristesse, mais est également contraint de quitter la ville suite à une affectation : il lègue à la famille son perroquet venant des Amériques. Il est à la fois un symbole pour Mme Aubain, qui lui rappelle l’homme, mais également pour Félicité, qui se remémore son neveu Victor. Le perroquet devient l’objet d’affection de la jeune servante mais meurt à son tour. Félicité le fait empailler sur le conseil de Mme Aubain, et au fur et à mesure, elle assimile l’oiseau à la figure divine, versant doucement dans la folie et la maladie. À son dernier souffle, Félicité entrevoit un perroquet gigantesque devant ses yeux…
Un coeur simple m'a laissé de marbre. Sec. Et pourtant, les recoins de la demeure de Mme Aubain ne manquent pas d’humidité. Une demeure où s’enferment joie et tristesse, vie et mort… mais surtout l’ennui. L’ennui de deux femmes seules, et dont la solitude étreint le lecteur qui, les regardant ne pas vivre, s’ennuie à son tour. Félicité est à la fois une anti-Emma Bovary, tout comme elle lui ressemble atrocement : c’est une jeune femme qui ne connaît jamais l’amour, puisqu’il la fuit toujours, et qui finit par se terrer dans l’ennui, comme Emma. Mais elle n’est pas familière à la richesse, contrairement à elle. Elle est « un coeur simple » et Flaubert ne manque pas de jouer sur la polysémie de ce mot : elle est une femme droite et elle agit pour le bien des autres, souvent touchée par la relation qu’elle entreprend avec eux, elle s’attache d’un personnage à un autre sans difficulté. Son affection n’empêche pas la mort de frapper, et à force de s’occuper des autres, Félicité s’oublie elle-même. Voilà le coeur du conte : elle n’a aucune psychê, son portrait est complètement fragmenté, comme sa propre destinée. Elle erre d’un endroit à un autre, d’une personne à une autre et finit par se perdre complètement. Lorsque tous ses êtres aimés ont disparu, l’ironie flaubertienne se fait la plus féroce. Félicité vénère le cadavre de Loulou qui demeure sa dernière vision, tel un fantasme, comme Emma Bovary pense apercevoir la figure d’un aveugle dans son dernier soupir. Mme Aubain, malgré sa stature sociale, se laisse aller à la décrépitude. Elle ne fait rien pour sauver sa maison qui s’enfonce dans leur terrain, tout comme sa propre vie. Même le sort de ses enfants est déjà scellé : la référence à Bernardin de Saint-Pierre fait plutôt sourire aujourd’hui, le lecteur avisé connaît déjà le destin de ces personnages. Impossible de s’y attacher, puisqu’ils incarnent le néant et des personnages marginaux : une veuve, une vieille fille toutes deux incapables de faire naître quoi que ce soit. Dans L’idiot de la famille, Sartre décrit Madame Bovary comme la « lente putréfaction d’une femme, qui révèle la putréfaction du monde ». Son propos est tout à fait valable ici : la putréfaction se retrouve dans Un coeur simple, à travers la décomposition de la maison, du corps de Virginie, mais aussi chez le perroquet qui, même empaillé, se fait dévorer par les insectes. Sartre va cependant plus loin : « Le créateur, chez Flaubert, raconte une histoire de mort. Donc invente le Néant. Imaginaire et Néant : une seule chose. » On a beau nous faire croire en une vie, tout finit par retomber dans le Néant. Flaubert utilise la putréfaction et la décomposition à l’extrême et donne à voir au lecteur un naturalisme morbide, s’affranchissant ainsi de la définition du conte telle qu’on la connait. Le fantastique est censé s’immiscer dans la réalité et mener le lecteur à l’amusement face à une situation Ici, ce n’est rien de cela. Flaubert transmet son idéologie romanesque à un genre court mais le déforme complètement. Le réalisme, c’est la négation d’une littérature qui donne à rêver. Tout est anti-merveilleux et s’enfonce dans le vide : les personnages glissent lentement vers la transparence et la mort. Un réalisme morbide, car lorsque Félicité s’apprête à donner son dernier souffle dans la souffrance, le narrateur donne à voir le paysage environnant. Car la Normandie, c’est beau. La mort, ça l’est moins. Mais tant pis. Bien que la perspective flaubertienne soit d’établir le portrait de la société du XIXè siècle avec une ironie assez cinglante, le décalage temporel et l’absence de surprise font que la lecture d’Un coeur simple est aujourd’hui moins efficace, moins percutante. On voit trop facilement les ficelles déjà tirées par Flaubert, et c’est tout à son désavantage.
Gabin_Fontaine
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le 12 oct. 2014

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Gabin Fontaine

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