Après la mort de son frère schizophrène, David Thomas s’efforce avec pudeur et sincérité d’exhumer les fragments de quarante ans d’un lien fraternel que la maladie, insidieuse et tyrannique, n’a cessé de distordre, tout en le rendant plus viscéral et sacré. Ecartant la tentation du pathos ou de l’explication clinique, il s’avance à pas feutrés dans les zones d’ombre de la mémoire, tissant au fil des pages une tapisserie de souvenirs où l’amour se mêle à la douleur et où l’absence devient cette présence obsédante si bien décrite par Philippe Forest.
Écrivant comme on marche sur des braises, David Thomas construit son récit en une succession de tableaux chargés d’émotion contenue et vibrant d’une intensité sourde, comme si, retenus trop longtemps, les mots s’échappaient enfin, haletants, pour dire ce qui n’avait jamais été dit. Tandis que les années s’écoulent, marquées par les internements, les silences, les rechutes et les disparitions, le narrateur tente de recomposer le visage d’Édouard, cet aîné devenu fantôme, cet homme que la maladie a dépossédé de lui-même, le transformant en énigme souffrante que l’on ne sait plus comment aimer.
Pendant qu’il nous donne à ressentir les ravages de la schizophrénie – cette tyrannie intérieure qui dévore, isole et mutile –, le récit tremble, espère et pleure dans une fragilité assumée qui en fait la bouleversante singularité. En même temps, aussi sincère soit-elle, cette introspection tend parfois à tourner en boucle, comme si le narrateur, incapable de s’extraire du vertige du manque, revenait sans cesse aux mêmes motifs – l’absence, la culpabilité et le regret – sans parvenir à les déplacer ni à les transformer. Ce ressassement, qui peut être lu comme une fidélité au deuil, donne au texte une tonalité presque hypnotique, mais risque aussi d’en émousser la tension en enfermant le lecteur dans une chambre d’écho où les variations sont plus d’intensité que de contenu. Ainsi, le récit s’enfonce toujours davantage dans la répétition, comme si le chagrin, refusant toute résolution, exigeait d’être rejoué à l’infini.
A la fois lettre à l’absent, tentative de réconciliation posthume et offrande tardive, ce roman se lit comme on ouvre un journal intime resté longtemps scellé. Porté par une langue limpide et vibrante, par des phrases longues qui semblent vouloir retenir le temps, c’est un chant funèbre et lumineux, un hommage à la complexité des liens familiaux, à la douleur de survivre et à la beauté de se souvenir – même si ce souvenir, parfois, tourne sur lui-même comme une toupie mélancolique refusant de s’arrêter.
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