Après Ellul, Lasch, Michéa et dans une bien moindre mesure Stiglitz, mon tour du monde des penseurs anti-libéraux continue. Cette fois-ci, arrêt en gare d'Illich ; voie de garage ou rails du succès?

Une fois de plus, nous avons affaire à un personnage haut en couleur. Prêtre catholique mexicain, comme son nom ne l'indique pas d'ailleurs, il fonde une université d'études sur l'Amérique du Sud et s'il fallait lui coller une étiquette, il serait tiers-mondiste : contre l'hégémonie impéraliste du voisin et pour le réel développement des pays pauvres.

Je dis réel car l'école est le lieu de sa démonstration que le développement des pays via la généralisation de l'accès à l'instruction et l'augmentation de la durée de la scolarité obligatoire est en fait un prolongement de l'asservissement des masses de ces pays. Ils ne se développeront ainsi que sur un modèle occidental. La thèse est iconoclaste et Illich l'assume comme telle : loin d'être une libération, l'éducation des jeunes est en réalité un asservissement des masses de pays pauvres par les pays riches au moyen de standards d'éducation "occidentaux". En clair, l'école est le lieu où les esprits potentiellement révolutionnaires et contestataires sont formatés à accepter l'ordre du monde occidental (où "une production accrue est seule capable de mener à une vie meilleure") et au mieux à s'y insérer mais en aucun cas elle ne laisse la place à la conception d'un nouvel ordre.

On voit toute suite la thèse marxisante de l'aliénation brandir son étendard sanguinolent mais Illich ne s'arrête pas là : il propose en effet une école où l'élève manifesterait de l'intérêt pour son savoir. Celui-ci serait dispensé par une série ou plus précisément un réseau d'éducateurs spécialisés qui dispenseraient comme une sorte de formation continue à un rythme décidé par l'élève. La formation durerait le temps que l'élève ET le maître jugent convenable. En clair, il envisage une armée de précepteurs à mi-temps qui se feraient payer pour dispenser leur savoir spécialisé.

Tout ça est bien beau mais dis nous Salinos, pourquoi une note aussi basse? Tu aurais pu lui laisser la moyenne comme tu le fais à tous les bouquins qui soutiennent correctement leur thèse.

Oui mais Illich force un peu trop sur la kalach idéologique qu'il a trouvée dans les vieilles malles de tonton Marx, le grand-oncle allemand et patriarche des cousins soviétiques.

Son analyse du mouvement de "libération" de l'école visant à mettre au centre l'élève au centre du processus éducatif et en vogue aux Etats-Unis dans les années 60 puis 70 est pétrie de mauvaise foi : c'est une manière d'aliéner encore plus les jeunes en leur donnant l'illusion (forcément) d'un embrigadement/instruction choisie, ce serait donc encore pire que la tradition magistrale héritée du moyen-âge.
L'argument de la sociabilisation de la salle de classe est balayé d'un revers de la manche toujours accompagné d'un salmigondis marxiste qu'il me fatigue de chercher à décrypter.
Ce qui est au fond difficile à comprendre, c'est que chez Illich, les initiatives isolées d'une scolarité "différente" du consensus techno-marchand ne sont validées que si elles s'inscrivent dans son courant de pensée ; il ne dit rien par ailleurs sur les délires (puis les dérives) soixante-huitards de type "l'école en bateau" pourtant en voque à l'époque.


Je préfère retenir de cet exposé deux choses.

  • Tout d'abord sa vision prophétique d'un "réseau du savoir" qui permettrait de mettre en contact ceux désireux d'apprendre avec ceux capables de dispenser ce savoir. Il imagine un système en 4 structures :
    Un service de mise à disposition du public du matériel éducatif (laboratoire, livres, ballons, écrans)
    Un annuaire des gens désireux de partager des connaissances
    Un organisme qui faciliterait les rencontres en pairs (internet?)
    Un annuaire des éducateurs
    40 ans avant les MOOC, il pose ses deux burnes bien en évidence sur la table en même temps qu'il décrit sa vision d'une éducation bonne, qui n'est pas si éloignée de ce que nous vivons aujourd'hui (en tout cas dans le supérieur).
  • Enfin, sa critique la plus aigüe qui est celle du manque d'imagination des sociétés.
    Confrontées à des dégradations ou des crises, elles se tournent systématiquement vers l'école. Ce n'est pas l'exemple français actuel qui le contredira !
    Et en effet, on peut parler de topos à l'idée que "tout se joue à l'école" et qu'il faut "mettre le paquet sur la jeunesse" tant cette idée recèle le réel consensus de nos sociétés occidentales.

Au fond, n'est-ce pas cet inamovible consensus qui la rend si suspecte, à nos yeux comme à ceux d'Illich?

Pour finir, un peu de nourriture pour vos pensées en vidéo :
https://youtu.be/neqgJGz08Fw

Fabrizio_Salina
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le 21 mai 2023

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