le 5 mai 2013
Tuer la mère
Un livre écrit dans un français absolument superbe, traduisant à merveille une progression, un basculement, inédit et sans équivalent dans la littérature, de son narrateur à travers un monde fait de...
Jean, dit Brasse-Bouillon, est le cadet d'une fratrie de trois garçons soumise à l'impitoyable Folcoche. Vipère au poing raconte sa lutte pour résister à l'oppression orchestrée par la mégère.
Le roman s'ouvre sur le héros soumettant une vipère. Il se conclura de la même façon, par la sentence : "Je suis celui qui marche, une vipère au poing". Car le parcours que Jean nous raconte aboutit à un constat désolé, celui qu'il est de la même trempe que sa mère. Avec les années, il sera parvenu à triompher de son adversaire, mais cette victoire aura un goût amer. N'avait-il pas constaté, alors que lui et son grand frère avait été emmenés en bord de mer, que l'aiguillon de Folcoche lui manquait ? Un constat troublant, que viendront parachever les pages finales.
Le roman de Bazin a connu un tel succès que le nom de Folcoche est synonyme de peau de vache. Les brimades que Paule Rezeau, de son vrai nom, impose à ses trois garçons sont telles que ceux-ci en viennent à souhaiter sa mort, au moment où elle tombe gravement malade, voire à imaginer un plan pour la tuer, lors d'une balade en barque. Mais la teigne est endurante, ce qui nous vaut, page 163, un savoureux dédoublement de sa personne :
Sauvetage par elle-même, je dis bien, car elles étaient deux dans l'Ommée [la rivière qui passe dans la propriété] : la fragile Mme Rezeau, toute couturée, sans muscles, manquant de souffle, et l'indomptable Folcoche, décidée à vivre et à faire vivre son double, malgré l'eau sale qui lui trempait les cheveux, lui rentrait dans la gorge, vivement recrachée, malgré nos silencieuses prières à Satan.
Folcoche s'appuie, pour mettre en œuvre ses sévices, sur un précepteur, ou plutôt sur des précepteurs, tant les abbés recrutés pour ces vilains offices ne font pas long feu chez les Rezeau. Ils sont carrément numérotés, de B I à VII au cours du roman.
Le seul recours possible pour ces enfants est le père. Parfois avec succès, lorsqu'ils obtiennent qu'il les emmène en virée au bord de la mer ou lorsqu'il fait annuler une punition vraiment trop injuste. Mais le plus souvent, ce faible n'ose pas s'opposer à sa rêche épouse. Frédie, l'aîné, Brasse-Bouillon et le petit dernier, Cropette, subissent donc une loi que Bazin décrit fort bien, page 44 :
Si draconien soit-il, un règlement trouve toujours des accommodements. Notre mère, qui avait raté sa vocation de surveillante pour centrale de femmes, se chargea de veiller à sa plus stricte application et de l'enrichir peu à peu de décrets prétoriens. Nous étions habitués à la mentalité de la méfiance, d'origine sacrée, qui cerne tous les actes et mine les intentions de tout chrétien, ce pécheur en puissance. Du soupçon Mme Rezeau fit un dogme. Compliquées de commentaires et de variantes, ses interdictions devinrent un véritable réseau de barbelés.
Ce père est ce qu'on pourrait nommer un aristocrate déchu : sans le sou, mais se faisant une idée si haute de sa condition qu'il n'est pas question, pour lui, de travailler. Sa dispute avec un communiste dans un train est révélatrice de son état d'esprit. Bazin décrit là un monde imbu de lui-même, corseté dans des principes rigides, nourri de bondieuseries et de snobisme.
Le roman est superbement écrit. Encore faut-il montrer en quoi : voici donc quelques perles glanées au fil des pages.
Page 27, cette métaphore éloquente : "Le tortillard, soufflant bas, avec cet air de phoque qui n'appartient qu'aux locomotives de petite ligne". Cette autre, dans l'épisode de la fugue de Jean qui le mène chez ses grands-parents maternels, page 180 : "Je pénètre ébloui, mais faisant tout mon possible pour ne pas montrer cette admiration, dans un hall somptueux, dont mes pas baisent la moquette." Ou encore, page 223 : "Sous la contrainte de ce toit refermé sur moi comme l'accent circonflexe du mot chaîne."
Page 42, cette formule malicieuse : "Mme Rezeau déchiffra correctement et, de la version se lançant dans le thème, tapa dans ses mains comme pour applaudir (Allez-vous-en !)" Tout autant que celle-ci, page 233, s'agissant de Folcoche qui n'ose plus martyriser ses enfants avec sa fourchette :
Mais sa propre fourchette n'ose plus partir, les dents en avant, en direction de la main coupable. Le geste, qui s'esquissait, a été stoppé net par quatre paires d'yeux craintifs, expectatifs, attentifs, impératifs, selon l'orbite à laquelle ils appartiennent.
Page 53, cette association drolatique : "La foi de notre père n'était pas de celles qui soulèvent les montagnes, mais elle était lourde et encombrante comme le mont Blanc."
Page 65, la personnification des objets (l'une des spécialités de Nabokov notamment) : "De la bouche exaspérée de Mme Rezeau, les cinquante paires de draps déclarèrent qu'elles n'étaient jamais sorties de La Belle Angerie." Ou encore page 183 : "Il s'éloigna sur des chaussures qui criaient leur prix."
Page 145, on sourit de la formulation exprimant l'envie d'uriner du précepteur B VII :
Dans le courant de l'après-midi, B VII, pour satisfaire à la nature qui laisse aux prêtres les mêmes exigences de vessie qu'aux impies, fit un court pèlerinage à la tourelle, laissant la porte entrouverte.
Page 193, cette chouette allitération : "Le train repartit vers le Craonnais, terre de choux, des chouans, des chouettes et des choucas, qui crient autour des clochers." Ou, page 203, dans la scène de réception des Rezeau : "Mon père, ivre d'orgueil, la cravate desserrée, erre de groupe en groupe. Les moucherons, dans le pré, de croupe en croupe."
Autant de finesses qui procurent un vrai plaisir littéraire. On déplore bien, ça et là, quelques faiblesses, qu'il faut aussi mentionner. Page 49, la formule un peu lourde : "Il [le père] n'avait pas vu sans déplaisir ses enfants transformés en petits serfs." Page 143, cette redite inutile du "je" : "Je me glissai hors de ma chambre et, rapidement, je filai jusqu'à la remise où je pris une échelle." Des réserves mineures.
On a longtemps cru que le roman était largement autobiographique. On vient d'apprendre qu'Herbé Bazin était un falsificateur, qu'il aurait menti toute sa vie sur de nombreux sujets, notamment sur cette mère. Des révélations qui décrédibilisent l'homme mais nullement l'écrivain. On a simplement affaire à un roman, davantage nourri par l'imagination que ce qu'on pensait. La vipère n'y perd aucun mordant.
7,5
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il y a 3 jours
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il y a 3 jours
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