Voyage au bout de la nuit est à la fois profondément révolutionnaire et profondément inutile.


Lorsque j'ai découvert ce roman, l'année de sa sortie, écrit par un petit médecin de banlieue désabusé, un peu fou déjà, déséquilibré, la claque de sa main créatrice (et donc divine) m'a presque assommé, tout en me gelant quand même dans ma chute, afin de laisser raisonner mon esprit sur ce qui était en train de se passer dans la littérature. Pour me laisser entrevoir que cet ouvrage marquait la mort d'une époque et d'un média.


Plus qu'un monstre d’esthétisme d'une singularité absolue et qu'un faux manifeste communisant, ce Voyage annonciateur d'une série de grands mouvements littéraires tous plus pitoyables que minuscules (la beat generation et sa manie de la fuite dans l'espace (Kerouac, Burroughs, et autres pilleurs), ses héritiers nihilistes et leur manque de talent consubstantiel (Ellis, Houellebecq et autres minables,) puis toute la littérature contemporaine en fait, le culte de la beauté sur le sale qu'essaie honteusement de transformer Nothomb en coquetterie d’écervelée pour gothique bourgeoise, la mise à nu du glauque de la sexualité que ce traître de Nabokov a plagié dans sa vulgaire description d'une pseudo relation conflictuelle entre une nymphette pas trop stupide et un pédophile à la limite de la tutelle civile ; tout ça, le cynisme, la désillusion moderne, ce qui fait cette époque ridicule, Céline l'avait préfiguré avec une puissance divine. Il faut le reconnaître.


Cependant, il enterre ainsi le Roman. A une époque où les gens se fatiguent (littéralement, oui!) de lire, et où l'image devient le support le plus direct et efficace à la transmission de l'information, la littérature ne peut que mourir. Lui même concevait son œuvre comme cherchant à surpasser le cinéma. Alors, sa grande charge contre le verbe, qu'il perfectionne d'ailleurs après le Voyage, modelant ses romans successifs avec une radicalité formelle de plus en plus expérimentale, évoque seulement la tentative désespérée d'un pauvre type de réanimer un corps malade.
Le petit Louis voulait soigner la littérature, qui a bercé son enfance. Il est arrivé à la faire revivre. Voilà un Frankenstein.


Car, si Céline entame par Voyage au bout de la nuit une révolution qui aura une influence sur toute la littérature, le monde artistique et la culture mondiale, il ne sera suivi de personne. C'est lui, le grand innovateur. Puis c'est tout. Il referme la porte derrière lui. Parce qu'il n'a pas compris l'époque. Il est resté dans son déni. Il a fait son diagnostics sans saisir que son remède, bien qu'impressionnant, marquerait la fin d'un monde, et pas sa renaissance.
Puisqu'au fond, le véritable génie de Céline tenait à son style, poussant dans ses retranchements le concept même de littérature, en cherchant à infiltrer par les mots le cerveau des lecteurs, comme si une voix frêle dévoilait aux imbéciles les rouages d'une civilisation en cours de dégénérescence pour en faire une vérité évidente, et belle, dans l'horreur. Mais tout ça est perdu.


Les gens se fichent de l'expérience spirituelle, ils en viennent même à se détourner de l’esthétisme, parce que ce qu'ils veulent, au fond, c'est du divertissement sans faire plus d'efforts. Il faut que les lumières colorées viennent à eux, et que les effets sonores s'introduisent dans leurs petites oreilles fragiles, mais surtout pas de vraie musique, hein, surtout pas, évitons le parti-pris trop violent, puis les images doivent être filtrées, pas de plans trop impressionnants surtout, il faut indiquer sans heurter, être consensuel et un peu léger, un peu dramatique, un peu surprenant mais pas brutalement, atténuons de tous les côtés, il faut que ça soit doux, les gens sont fatigués...


Est-ce qu'on peut blâmer Céline d'avoir révolutionné un média mort? Oui. Encore plus que les autres, puisque sa rage et sa puissance n'effleure même pas le dixième de la population actuelle soi-disant intéressée par l'art. Il suffit de se balader vingt minutes sur ce site pour découvrir l'absolue ignorance des utilisateurs, qui constituent finalement une horde d'ignares arrogants, émanant pourtant de la classe moyenne théoriquement éduquée, pour comprendre que ces gens là hésiteraient sincèrement, s'ils étaient contraints de choisir une œuvre à emporter en vacances, entre Voyage au bout de la nuit et la première saison de Sex and the City.


En conséquence, je pense que le Voyage, plus qu'un coup d'épée dans l'eau, illustre à la fois la naïveté de son auteur, pensant qu'il n'avait pas besoin de simplifier son œuvre (par le choix d'un format plus adapté au niveau intellectuel moyen de la population qui allait naître en cette ère de l'humanité), ainsi que son élitisme paradoxal que traduit ce déni par rapport à la nature du travail qui a occupé la majeure partie de sa vie.


Pour ma part, je suis dorénavant résolu à penser qu'il faut arrêter de promouvoir la concession, le relativisme et la complexité dans la bataille idéologique, mais qu'il faut au contraire se dépêcher d’enclencher une contre-propagande frontale, usant des mêmes méthodes promotionnelles que la Machine ainsi que des mêmes raccourcis.


Céline, par l'influence de son œuvre et la force de son talent a contribué à ralentir la prise de conscience des stratèges contestataires, prise de conscience que j'appelle de tous mes vœux.

Lord_Maldobeurk
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le 13 déc. 2016

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