Lemon Incest, tout le monde connaît. Son auteur, provocateur et incontrôlable. Le jeu de mots initial et les rapprochements de ces derniers pour créer autre chose. Le clip sulfureux. L'âge de Charlotte, son androgynie et sa voix fluette, mal perchée, qui se casse et se perd en plus d'une occasion.
Et surtout, des paroles jugées tendancieuses a priori, mais qui ne résistent cependant pas très longtemps au simple bon sens quant à leur signification : la déclaration d'amour d'un père pour sa fille, délicate, sensible, touchante.
Lemon Incest, dans le paysage musical de son temps, était un véritable ovni. C'est peut être aussi l'expression la plus pure et immédiate de la personnalité ambivalente de son auteur. Car il s'agit bien du vernis de la provocation et de l'ambiguïté derrière lequel se cachent toutes les fragilités de l'homme qui s'est senti rejeté, toute la sensibilité de Gainsbourg... Ainsi que celle de presque tous les artistes les plus écorchés en général.
Il a étreint son auto destruction, sa haine envers lui-même, pour en faire une oeuvre artistique, tout en montrant au public un visage d'enfant triste embrassant ses excès comme sa timidité maladive et son mal-être.
Le 2 mars dernier marquait déjà les trente ans de la disparition du grand Serge. Dans une atmosphère étrange de polémique molle où les accusations d'inceste et d'abus étaient encore dans l'air.
Et certains d'adopter une drôle de façon de célébrer les anniversaires. Serge aurait pu chanter à cette occasion un cruel détournement de l'un de ses tubes :
♫ Télérama, Télérama cherche-moi des poux...♪
Et l'Obs, et les Inrocks, et quelques autres...
Pour sans doute s'efforcer de ne pas être largué par cet air du temps mortifère et d'obtenir quelques clicks supplémentaires, ou encore de vendre du papier qui ne fait que finalement coller où je pense.
Car il s'agit aujourd'hui d'exercer le fameux droit d'inventaire, de revisiter des carrières pour la juger le Code pénal à la main et la bien pensance à la bouche, de juger l'art d'hier à l'aune des sensibilités d'aujourd'hui, des souffrances et des susceptibilités qui ne supportent plus la contradiction des années 2010 / 2020.
Un temps où chaque métaphore du passé, chaque sous-entendu deviné est suspect, ou l'on ne peut que remettre en cause, voire condamner sans ambage, certaines pièces d'art, certaines provocations, certaines polémiques, et tout ce qui heurte une « sensibilité » anonyme, une blessure personnelle, une rancoeur.
Il s'agit donc ni plus ni moins que d'une forme de censure, vous savez, celle qui ferait normalement hurler tout un chacun dès lors qu'elle se manifeste hors de nos frontières, et d'effacer littéralement du paysage culturel ce que l'on réprouve pour qu'il soit plus facile à vivre.
Lemon Incest serait donc plus que jamais suspecté d'en faire la promotion aujourd'hui, et de révéler sans doute, dans l'esprit de certains susceptibles, les orientations du bonhomme.
Triste monde, aux allures de nouveau fascisme hystérique et radical.
Mais sélectif aussi, le fascisme et son art de la condamnation aveugle et imbécile.
Car il n'y a pas si longtemps, un dérisoire ménestrel pouvait, sans susciter une quelconque levée de boucliers, se permettre de sortir, dans un one man show, que l'on pouvait rentrer dans du douze ans, le tout sous couvert d'un humour faussement jugé décapant, convoquant une certaine forme d'impertinence dénuée de talent...
Car l'élite intellectuelle qui vient se demander aujourd'hui si l'on peut toujours aimer Gainsbourg après #metoo ne s'est jamais lancée dans une exégèse analogue du passé de ses figures de proue à l'aune de la pétition qu'elles avaient pourtant signé, pour que la loi permette aux adultes d'avoir des relations sexuelles avec des enfants, tapinant de facto pour soutenir la pédophilie et en faire une promotion éhontée.
Et que certaines de ces figures, pour toute défense, indiquent l'avoir signé parce que certains copains les y avaient poussé !
Pour ceux-là, point de polémique ni de cris d'orfraie. Point de procès ni de mise au ban. On se contente juste de dire, mollement, que les temps ont changé et de vite classer la (non) affaire...
Entendre aujourd'hui, dans la conclusion d'une mini chronique France Info, qu'il était rassurant, pendant les années 80, que des chansons telles que Lemon Incest, aient quand même posé question, sonne comme une sorte de renoncement. Devant soixante sept millions de formes de victimisation, de compréhensions parfois dévoyées, de sensibilités et de susceptibilités différentes face à l'art et son expression.
Cela sonne aussi comme une triste défaite de l'intelligence face à la condamnation imbécile qui ne comprendra jamais qu'évocation peut ne pas toujours rimer avec action, ou allégorie avec apologie, et qui réduira bientôt la culture à un robinet d'eau tiède déversée ad nauseam, à des aimables comptines aseptisées sur la pluie, le beau temps, l'amour, la tristesse et les petits animaux.
Et encore, en cette matière, il sera de bon ton d'éviter d'évoquer les mouches, de peur d'être taxé de sous-entendus graveleux et de faire l'objet de poursuite pour apologie de la cruauté animale...
Behind_the_Mask, désespéré.