Il faut une heure pour monter en haut de l'Empire State Building, et 8 secondes pour en descendre

On reconnaît d’emblée la patte si singulière du réalisateur : une narration à la fois non linéaire et cyclique, pareille à une fugue qui, inlassablement, revient sur son thème immuable, l’amour manqué et la permanence du changement. Sous les néons éternels de la rue Huanghelu (la rue du Fleuve jaune), se succèdent pas moins de trente épisodes, se déroulant sur trois décennies. La série tisse avec succès une galerie de personnages singuliers, grands et petits, jeunes et vieux, roublards ou self-made men, auxquels, peu à peu, il est difficile de ne pas s'y attacher.


Mais la véritable protagoniste est peut-être Shanghai elle-même, en pleine métamorphose dans les années 1990 : l’ancien monde, celui des petits investisseurs, des restaurants de quartier et des transactions en cash, cède la place à un nouveau monde, financier, industriel et international. Chaque personnage, finement développé au fil des épisodes, apporte une couleur propre au récit : ils ne servent pas simplement de faire-valoir, mais écrivent leur propre histoire. Leurs destins se croisent, se démêlent, se frôlent et parfois se heurtent, au rythme du tumulte des rues de Shanghai et des intrigues financières ou amicales.


Derrière un vernis de superficialité, en un mot cette mise en scène très “show” à la chinoise, la série déploie en réalité un regard d’une précision presque clinique sur la société et ses individus. Âmes sensibles, préparez-vous : c’est un récit profond qui alterne la joie et la tristesse, et si la fin laisse le spectateur quelque peu démuni, il en ressort néanmoins grandi – chose que l'on peut dire à propos de très peu de séries.


Sur le plan de la mise en scène, la série renoue sans complexe avec l’esthétique d’In the Mood for Love : ralentis languissants, thèmes de violon lancinants, caméra intimiste et dialogues muets. C’est à la fois sa force, tant cet écrin est réussi, et sa limite, car la reprise frôle le mimétisme.


Wong Kar-wai ajoute néanmoins de vraies nouveautés, outre une bande-son truffée de perles de mandopop (你是我胸口永遠的痛 de Dave Wang), une place de premier plan aux personnages féminins derrière un schéma faussement traditionnel, cad "un homme entouré de femmes admiratives". Chacun de ces personnages poursuit sa propre trame narrative, permettant au réalisateur d’ausculter les tensions du monde moderne : réussite sociale contre épanouissement personnel. Portée par un quatuor d’acteurs remarquables - Hu Ge, Tang Yan et surtout Ma Yi Li et Xin Zhi Lei, preuve de l’excellence du casting chinois actuel - la série, malgré ses nombreuses imperfections s’impose comme une réussite immense et inoubliable.

Charly3D
10
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le 13 juil. 2025

Critique lue 51 fois

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