Des vivants
7.5
Des vivants

Série France 2 (2025)

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Très concrètement. Car avant de lancer le premier épisode j'étais habité par cette réticence presque militante à l'égard d'une oeuvre se permettant de projeter dans la fictionnalisation le quotidien et l'intimité complexe de celles et ceux que nous avions déjà pu entendre raconter leur 13 novembre dans le Fluctuat Nec Mergitur des frères Naudet. Je me disais que la démarche allait très probablement accoucher d'un objet filmique extrêmement déplacé, je m'attendais à me dire "Sale!" une dizaine de fois rien qu'en explorant le premier épisode. Néanmoins je l'ai lancé afin de lui donner sa chance. Et hop, je me suis retrouvé à "binge watcher" sur France.TV en laissant le lecteur passer automatiquement d'un épisode à l'autre, totalement subjugué par ce que je voyais s'accomplir : on parvenait à me convaincre que faire "déplacé" pouvait être la bonne méthode !


Par là j'entends qu'on assume avec Des Vivants le fait de faire reposer sur la fictionnalisation la possibilité de transmettre un récit d'intimité complexe potentiellement (et sans doute) mieux que ne l'aurait fait un documentaire, ou un récit tenu par les personnes réelles elles-mêmes. Je me suis aperçu que j'aurais sans doute moins bien vécu le fait qu'on interroge encore les potages (potes otages) face caméra pour les amener à nous raconter des choses par nature difficiles à verbaliser dans leur position et qui concernent notamment les proches. Via la série, l'impact vicariant très profond s'abattant par exemple sur eux est tout à fait perceptible.


Une personne qui vous aime et vous sait en lutte avec une mémoire traumatique et un psychisme instable ira sans doute mettre de côté ses propres incertitudes et ses douleurs, ses espoirs et ses peines, la valeur de sa propre existence afin de fournir une aide précieuse en vue de la reconstruction. Mais cette volonté "d'être présent(e)" passant paradoxalement par une mise en retrait pourra forger de nouvelles douleurs ou frustrations quasi impossibles à exprimer. Puis quand éventuellement le travail de reconstruction aura commencé à porter des fruits, et que l'être aimé aura retrouvé le goût du sourire, il sera toujours aussi difficile, voir plus difficile, de lui expliquer la détresse qui peut caractériser le statut "d'accompagnant". Ce serait risquer d'inviter à nouveau l'instabilité et la tristesse plutôt que de laisser pleinement l'être aimé s'épanouir à nouveau. Quel étrange paradoxe de vouloir le mieux pour quelqu'un qu'on aime, tout en ayant à sacrifier son propre équilibre sentimental afin d'y parvenir.


Dans une autre situation la série illustre la question de l'entourage et des proches en permettant aussi d'interroger le regard des enfants qui voient leurs parents traverser une épreuve, déjà si compliquée à comprendre pour des adultes, et qui sur eux qui sont des buvards pourra avoir un impact vicariant également, jouer sur leur perception du monde, des rapports sociaux, y compris des rapports familiaux.


Ces situations là que je prends en exemple, je ne vois pas comment ceux qui ont eu à les vivre auraient pu en parler sereinement face à une caméra. S'ils y étaient parvenus, je ne l'aurais sans doute pas compris, pas à ce point. Sans doute aurais-je eu le sentiment de retrouver le sensationnalisme intrusif, plutôt l'oeuvre des médias d'info en continu ou des tabloids, sans égard pour la sensibilité des individus questionnés, au seul service d'un business sans intelligence. Peut-être même que je n'aurais pas compris que ces individus se livrent à ce point dans un face cam, peut-être n'aurais-je pas su me projeter dans les implications "réelles" de la douleur psychique au quotidien, s'il n'y avait pas eu l'outil de la mise en scène et de la représentation afin de pouvoir les rendre palpables.


Pour une fois, je trouve que le "déplacé" est utile. En faisant passer le récit précieux et fragile d'une poignée d'individus réels vers une représentation par des comédiennes et comédiens de grand talent et à l'appui d'une écriture semblant consciente de la responsabilité éthique qui doit l'encadrer, la série parvient à le valoriser selon moi, en tous cas à le rendre plus compréhensible d'une certaine manière. Si les potages devaient une nouvelle fois se poser face caméra et évoquer eux-mêmes ces aspects complexes de leur vie quotidienne, ils sembleraient peut-être encore trop loin de nous, paradoxalement, car c'est bien leur singularité qui primerait, en quelque sorte on retrouverait "ces gens du Bataclan". Mais en les faisant interpréter par des comédiens et en mettant en scène cette vie quotidienne et ses défis, une plus grande accessibilité à la compréhension de ces aspects de tous les jours passe éventuellement par la possibilité de nous projeter en eux, qui sont en quelque sorte redevenus des "comme nous".


Nous connaissons certains des visages et des voix de ces concitoyens qui deviennent ici de véritables personnages, et plus des personnes éloignées de nous du fait de ce qu'elles ont vécu durant une nuit bien particulière, d'un point de vue que nous n'avons par nature pas pu partager. Les comédiens en restituant si justement leurs parlers, leurs postures, ou leurs traits de caractère afin de nous montrer concrètement à quoi ressemble la vie d'après cette nuit précise, nous permettent de nous projeter dans le récit d'une lutte de chaque jour pour la reconstruction, qui serait potentiellement moins palpable à nos yeux à travers la reprise du dispositif documentaire. Ici nous ne les voyons pas eux-mêmes nous raconter le moment du choc, nous voyons surtout interpréter comment ils se meuvent dans la vie qui suit, et où nous circulons aussi. Nous sommes autour d'eux, ils sont autour de nous. Quelque chose ne fonctionnerait potentiellement pas du tout avec une forme autre que celle-ci, la fictionnalisation, et j'étais franchement loin d'imaginer que je tirerais de telles conclusions de cette série télévisée tant le projet me semblait pété. Vraiment. Après coup je m'aperçois d'enjeux et de bénéfices réels et j'ai comme le sentiment de faire évoluer mes propres considérations autour de cette possibilité. Vu cet impact très profond qui touche à ce que je pense de la théorie du cinéma je ne peux qu'en déduire que j'ai assisté à quelque chose de très qualitatif, car osé et audacieux, finalement réussi.


Peut-être est-ce car le 13 novembre est encore jeune, 10 ans c'est un jalon d'importance, mais néanmoins nous parlons d'un souvenir collectif encore très vif, pour vous et moi, les spectateurs, les proches de proches, les proches tout court.. nous étions et nous restons également des vivants "qui l'ont vécu" de façon plus ou moins distante. J'avais apprécié "L'affaire Villemin" de Raoul Peck, que j'ai pu découvrir il y a deux ou trois ans via YouTube, car j'aimais la justesse du jeu de Armelle Deutsch en particulier, et le respect de l'ensemble vis à vis du récit de Laurence Lacour, notamment via son Bucher des Innocents. Mais le petit Gregory fut assassiné quatre ans avant ma naissance, je n'ai donc rien vécu de l'emballement médiatique et des premières années de "l'après", même à distance je n'ai rien vécu. Pour moi l'affaire Gregory était déjà "une affaire française", quelque chose que la masse avait moulu dans tous les sens. Je découvrais l'horreur de la voracité médiatique quarante ans après. Il n'y avait donc pas pour moi de déplacement vraiment perceptible et productif, rien à réévaluer dans mes propres souvenirs. Impossible de réellement percevoir la nécessité ou l'efficience d'une démarche de fictionnalisation. Au mieux j'aimais qu'on défende l'honneur des Villemin tout en expliquant leur calvaire dans toute sa crudité.


Avec Des Vivants, c'est l'évocation de quelque chose que j'ai pu voir choquer le pays entier sur les mêmes canaux que lui, j'étais devant les infos, j'ai mangé du direct et dans une certaine mesure du trauma vicariant aussi par ce biais là. La fictionnalisation qualitative est donc une véritable source de catharsis, mais en plus de ce bénéfice là qui me vise moi, spectateur remis en position de spectateur, il y en a potentiellement véritablement un pour ceux qui furent impliqués malgré eux dans l'événement. Sans avoir à s'exprimer à nouveau eux-mêmes, ils sont rendus plus audibles. D'une certaine manière, peut-être pourrons nous mieux nous comprendre les uns les autres, qui avons tous à réorganiser nos souvenirs à mesure que le temps passe. Les potages sont plus audibles, et cela nous rendra peut-être tous un peu plus proches, qui sait.


L'inconnue pour moi reste la question d'une sorte de "bénéfice/risque". La série reconstitue les événements et va jusqu'à tourner sur les lieux mêmes, au sein du Bataclan, pour faire rejouer la prise d'otage, permettant ainsi d'illustrer les souvenirs traumatisants de ceux qui ont pu s'en sortir. Les vrais potages qui pour certains ont pu voir Des Vivants avant diffusion ont-ils tous pu bien vivre une telle "projection privée" ? Et si un seul d'entre eux se retrouve éventuellement plongé dans l'angoisse et la torture psychique à cause de cette fiction, est-ce que tout ce qu'elle peut nous apporter en vaut vraiment la peine ? Même si deux millions de gens sortent de ce visionnage un peu plus enrichis face à la complexité, pourrait-on tolérer qu'une seule de ces personnes puisse en souffrir en échange ? Jusqu'ici j'ignore s'il y a des séquelles, et si j'apprenais que c'est le cas, je serais bien emmerdé, sincèrement, car je pense que ma sensibilité me pousserait éventuellement à tempérer l'approbation. D'un autre côté j'entends la véritable Marie échanger avec Alix Poisson et remercier la série lui ayant permis de revisiter ce couloir pour la première fois, notamment en visitant le tournage en cours. Je vois aussi le véritable Arnaud en compagnie de Benjamin Lavernhe dans un article du Parisien, ils y posent bras dessus bras dessous afin d'illustrer leur rencontre. Je redoute la possibilité d'un impact négatif tout comme je redoutais de lancer le premier épisode, et finalement ce que je lis ou j'entends jusqu'ici me dit plutôt que les choses se passent bien. Pourvu que tous les potages et que tous ceux qui ont vécu ce sombre 13 novembre de près ou de loin puissent en tirer quelque chose d'utile.


Des Vivants aurait pu être quelque chose d'outrageant, c'est ce que je redoutais. Après avoir vu par moi-même j'ai le sentiment qu'il s'agit finalement d'une démarche maîtrisée et honorable et qu'on peut se retrouver à applaudir avec un soulagement profond, comme après avoir assisté à l'arrivée d'un funambule ayant su prendre le risque d'illustrer les hauts et les bas, de représenter l'humanité qui tangue. En osant démontrer que la vertu de l'équilibre permet de prendre le chemin le plus étroit, de le parcourir de façon gracieuse et de ne jamais avoir eu à sombrer. Oui cette série marche sur un fil et ose nous emmener avec elle. C'est vertigineux, attendez vous à prendre de la hauteur.

A63N
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le 3 nov. 2025

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