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Saison 1



Il y a un peu plus de vingt ans sortait Les Patriotes, film désormais culte d’Eric Rochant. Après une amorce plutôt décevante réalisée avec Möbius, c’est par le biais de la télévision que le metteur en scène revient finalement aux sources – l’espionnage pointilleux directement inspiré des romans de John Le Carré – télévision pour laquelle il a d’ailleurs souvent déclaré son amour, admiratif du travail de David Simon ou de David Chase, qu’il cite comme de véritables muses créatives. Ce n’est pourtant pas sur HBO que Le Bureau des Légendes est diffusée, mais sur son ersatz français, Canal+, dont les tentatives d’intégrer au PAF des fictions télévisées qualitativement meilleures ne se sont soldées que trop rarement par des réussites.


Le contrat avec le spectateur, signé dès les premières minutes du pilote, est celui d’une logique narrative réaliste, et surtout fatalement sobre. Certains la diront ennuyeuse, mais c’est en respectant à la lettre cette promesse scénaristique que Le Bureau des Légendes trouve son intérêt. Bien loin des gadgets de James Bond, très différente du sensationnel peu crédible de Homeland, Eric Rochant fait de son univers un miroir quasi parfait de notre monde. On imagine bien sur des traits forcés pour faciliter l’immersion, une simplification évidente des enjeux géopolitiques qui régissent les interactions entre personnages et administrations, mais en s’intéressant non seulement à la bureaucratie opaque des services de renseignements, mais aussi au paradigme instable en place dans le Monde Arabe sans en dresser un portrait caricatural, Le Bureau des Légendes convainc totalement dans sa tentative de se conduire en fiction soucieuse du moindre détail.
C’est presque un univers qui se construit – celui d’un microcosme qui demeure pourtant obscur, si ce n’est invisible. Régit par des codes spécifiques, suivant sa morale propre, régulé par des méthodes qui sont à chaque fois un plaisir un décrypter, ce cercle très fermé au sein de la déjà secrète DGSE se déroule comme une véritable étude anthropologique. On pense évidemment à John Le Carré, mais aussi à David Simon dont l’intelligence sociale et le chevauchement de fils rouges possédant leurs propres protagonistes qui – sans le savoir – interagissent à distance étaient déjà centrales dans The Wire.


« La manipulation est notre métier. » titrait l’affiche de Les Patriotes. Sur bien des aspects, cette accroche résume assez bien le cœur de ces deux œuvres, pourtant loin d’être aussi similaires que prévu. Le mensonge comme arme de destruction massive, l’opinion publique comme peur profonde, la trahison comme antagoniste principal, les vies humaines comme dégâts collatéraux dont on ne se soucie que trop peu : il y a, dans Le Bureau des Légendes, une ambiguïté morale, politique et même patriotique. C’est une lobotomie progressive visant à effacer toute émotion du spectateur à laquelle procède Rochant. Il questionne, intelligemment, sans jamais envahir sa diégèse, se contentant de petits points d’interrogations rares, mais à chaque fois pertinents. Est-ce que j’approuverai cela ? Pourquoi personne ne trouve rien à dire à ceci ? Contempler les erreurs des personnages, les regarder sombrer, se mentir, se morfondre devant leur impuissance. Et puis finalement s’attacher à ces visages si différents, à qui on apprend le prix relatif de la vie humaine, celui de l’information et de l’intérêt général.
Tout ceci pour arriver à une ouverture imparable, loin de conclure quoi que ce soit, mais qui promet énormément pour la suite – touchons du bois. Loin de tous reproches pourtant, car au-delà d’une écriture claire, fascinante et précise, d’une réalisation très propre et d’un casting solide, se cachent quelques faiblesses, de fond, mais aussi d’intensité, peinant parfois à vraiment impressionner lors de climax ayant du mal à installer complètement leur empreinte émotionnelle – si l’on excepte plusieurs séquences qui se dénombrent malheureusement au compte-gouttes.


Le Bureau des Légendes est une tragédie politique profondément ancrée dans son époque, sur laquelle elle possède un recul quasiment inédit. Bien plus que de livrer un témoignage intense du monde mouvementé des services secrets, Rochant nous offre le portrait labyrinthique de l’homme mystérieux et insondable qui lui sert de personnage principal, revisitant par la même occasion autant le genre en lui-même que la figure iconique de la femme fatale. Et quand le thriller intergouvernemental se transforme en voyage paranoïaque au milieu des menaces terroristes, du conflit syrien, du nucléaire iranien, du paternalisme américain et même des vestiges du colonialisme, la création de Rochant intègre avec classe le prestigieux panthéon de la télévision française. On apprécierait que cela arrive plus souvent.
★★★★★★★☆☆☆



Saison 2



La première saison du Bureau des Légendes était sortie après Charlie Hebdo – cela peut paraître lointain, car il s’en est passé des choses en France (et ailleurs) depuis les attentats de janvier. On se verrait presque rétrospectivement comme de pauvres innocents naïfs, qui n’avaient pas encore pleinement conscience de l’horreur qui allait suivre, mais aussi de la profonde contemporanéité de la création d’Éric Rochant. Cette seconde saison, elle arrive après le 13 novembre, après l’Etat d’Urgence, après les Lois Renseignements. La société française a beaucoup changé en un an, et de manière étonnante, Le Bureau des Légendes ne change que très peu. C’est pourtant son sujet, l’espionnage et le terrorisme, mais plutôt que de se piéger dans une reproduction creuse et sensationnaliste de la réalité – comme a pu le faire le cinquième acte d’Homeland – elle a choisi de s’en tenir aux règles qu’elle s’était elle-même établie pour son pilote : rigoureuse, subtile, réfléchie. Et c’est bien pour cela qu’on l’admire.


Éric Rochant est un grand scénariste, la saison 2 du Bureau des Légendes est un monument d’écriture. Chaque détail sert un plan d’ensemble, chaque micro-événement est un fusil de Tchekhov imparable, chose rare à la télévision. Tout semble avoir été conçu au millimètre, réglé comme du papier à lettre, du jeu d’acteur *bresson*ien (cette sobriété découle grandement du cadre principal de la série) aux détours contrôlés du scénario. C’est cette maîtrise qui fascine, car on ne peut ignorer un plan ou une ligne de dialogue : ceux-ci pourraient avoir des répercussions dévastatrices par la suite, qu’il s’agisse d’un combiné de téléphone ou d’une simple photo. La formation cinématographique de Rochant prend ici tout son sens, car il faut jouer avec le spectateur, mais pas lui mentir. Si on donne une réponse, elle doit être logique, donner sens à ce qui l’a précédé – et dans Le Bureau des Légendes, tout est mécanique, et pourtant si brumeux. Chaque bouleversement n’arrive pas par hasard, on l’avait sous les yeux, et pourtant on ne l’a pas vu.
Au centre de tout cela, Mathieu Kassovitz, impeccable et hypnotique, entouré d’acolytes tout aussi irréprochables. Chaque acteur est choisi et dirigé avec soin, s’effaçant derrière le charisme silencieux de leurs personnages – on en oublie ces visages pourtant bien connus, comme Jean-Pierre Darroussin, Pauline Etienne et Léa Drucker, au profit de ces incarnations précises et mesurées, qui se dessinent sans qu’on ne force leurs descriptions.
On pense plus que jamais à The Wire, pour laquelle Rochant n’a jamais contenu son admiration et qu’il ne se prive pas de référencer : de la place des échecs à la rigueur réaliste de chaque situation et contexte, on y retrouve le désir de sonner juste, de ne pas aguicher les extrêmes en cultivant une conscience politique précieuse et indispensable à la cohérence créative de ce large tableau risqué, courageux et ambitieux.


On se plaint souvent du cran de retard en terme de séries du Paysage Audiovisuel Français, et Engrenages fut pendant des années l’étendard de la création sur celui-ci. Après un premier acte de bonne tenue, Le Bureau des Légendes surpasse cette dernière et s’en va désormais flirter avec la crème de la télévision anglophone : forte et intelligente, émouvante et éducative, un brillant jeu d’échecs qui surprend, étouffe et transcende le débat. Un indispensable à la hauteur du chef d’œuvre qu’il est devenu, qui peut non seulement se targuer d’être la fierté du petit écran français, mais aussi tout simplement de pouvoir évoluer au même niveau de réussite que les plus grands piliers du câble américain actuel. A ne rater sous aucun prétexte.
★★★★★★★★★☆

Créée

le 2 mai 2015

Critique lue 7.7K fois

92 j'aime

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Vivienn

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