Secret Story
2.2
Secret Story

Émission TV TF1 (2007)

Deux définitions:


Tropismes analogiques : Réaction d'orientation ou de locomotion orientée d'un organisme végétal ou de certains animaux, causée par des agents physiques ou chimiques.
Tropismes psychiques : Force irrésistible et inconsciente qui pousse quelqu'un à agir d'une façon déterminée.


INTRO


L’art (celui de la télé-réalité ici) part d’une intention, qu’elle soit consciente ou non. Cela peut être l’intention de se distraire, ou l’intention de passer un message, ou de payer son loyer. Ou de devenir célèbre. Voir l’intention de mettre le doigt sur une idée profonde et/ou significative ; une idée que le producteur chercherait à transmettre, ou dont il chercherait peut-être à convaincre. Parfois l’artiste qui se distrait passe inconsciemment un message, parfois l’artiste qui passe un message ne le fait que pour se distraire. Il est difficile d’attribuer telle ou telle intention à un producteur à travers un épisode de télé réalité, parce qu'il ne maîtrise pas tout dans son œuvre, du fait entre autres des tropismes, psychiques et analogiques, et parce que le spectateur est un prisme déformant. Du fait entre autres des tropismes, ici aussi.


Le spectateur, sans parler d’intention du producteur, a tout de même, bien entendu, la possibilité d’identifier à sa manière une idée, un message, ou un sens. En ressentant cette idée déjà, à travers l’intuition ou une analyse superficielle. En tentant d’identifier cette idée ensuite, à la lumière du loft, et en la développant alors. Puis en lui donnant une forme structurée - qui dépasse le problème peut-être - pour soi-même, ou pour la partager.


Or, comme le spectateur avisé, le producteur malin est d'abord spectateur. Et le travail que réalise le producteur en quête de sens là où il n'y en a pas - le développement d’un produit marketing rentable malgré le vide intersidéral de ce qu'il propose - suit des modes de pensée équivalent à ceux du spectateur critique ; spectateur qui tente de travailler au développement d'une idée dans une émission qui n'en demande pas tant. En gros ça se passe à peu près comme ça :



  1. Intuition de la problématique

  2. Identification et organisation des arguments

  3. Développement des arguments et mise en forme

  4. Conclusion


Le producteur visionnaire passe probablement par toutes ces étapes. On les retrouve notamment dans l’écriture des candidats (que l'on appelle aussi « casting intrusif (et inclusif) »), et dans la posture du producteur, lui-même incarné par La Voix comme s'il était un des personnages. Donc mon plan va suivre le développement d’une idée, de l’intuition à la mise en forme, et mon exposé va montrer comment ce développement est mis en pratique dans Secret Story, en théorie.


La problématique sera donc : « comment Endemol incarne-t-il les tropismes dans Secret Story? (Malgré le caractère littéralement impalpable de toute forme de pensée au sein du Loft ?) ».


Le plan :
1. L’intuition des tropismes (au sein de singularités inintelligibles)
2. Contemplation et compréhension des singularités : l’importance de la coexistence
3. Incarnation des tropismes à travers la coexistence artificielle de singularités « sublimées »
4. Conclusion



  1. L’intuition des tropismes (au sein de singularités inintelligibles)


Les candidats expriment régulièrement le faite qu’ils ne contrôlent pas, ou ne comprennent pas, ce qu’ils pensent et comment et pourquoi ils le pensent. Ni même d’où vient leur confusion. Ils sont témoins, en esprit, de singularités inintelligibles. Leur propre cerveau.


Comme le dit Blaise Pascal : « rien n’est simple, de ce qui s’offre à l’âme ; et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet ». Le monde n’est pas simple, tout est sujet à interprétation. Même nos modes d’interprétations sont sujets à interprétation. Ce que nos sens nous montrent l’est aussi, bien entendu.


Les univers psychiques sont soumis à des singularités : à des mouvements internes, des variations aux causes insaisissables. Des variations difficiles à décrire, si ce n’est dans le ressenti. Ce sont ces sensations qui créent l’intuition de forces inconscientes.


TRANSITION


Il y a comme ça un dialogue complexe entre l’âme et ce qui s’offre à l’âme, un dialogue soumis à des forces inconscientes et irrésistibles, un dialogue qui, si on l’écoute, parle de ces dites forces ; un dialogue à la fois témoin et esclave des tropismes. Notamment sur les problèmes de frigos, types : « qui sait qu'à manger mon yaourt ? ».



  1. Contemplation et compréhension des singularités : l’importance de la coexistence


Les tropismes psychiques, par définition, échappent à la pensée consciente. Le candidat qui veut comprendre sa pensée, ou la pensée en général, et comment - et pourquoi - elle s'organise et se transforme en permanence, est donc face à un problème technique théorique. Et le candidat ne peut qu’extrapoler son mode de pensée, en se mettant en relation avec les autres singularités du loft (idées, individus, caméras…).


De la même manière que l'héliotropisme, tropismes analogiques, nous apparaît lorsque l'on compare les arbres entre eux :


Un arbre seul sur Terre ne nous permettrait pas de soupçonner que sa forme est contingente, et qu'elle dépend de forces qui nous échappent par leur nombre et leur complexité. Il faut, pour identifier l’existence de cette contingence (pardon pour l’oxymore), comparer deux arbres ayant poussé dans les mêmes conditions, et se rendre compte de leurs différences.


La singularité est par définition liée à la variation, à la comparaison, voir à la confrontation.
Et il y a dans Secret Story une mise en abyme astucieuse : le spectateur observe les candidats dans leur coexistence, à travers les variations et les oppositions qui les distinguent. Mais, sur un autre plan métaphysique, le spectateur sonde sa propre pensée ; il y cherche les évolutions, les paradoxes, les dichotomies, pour voter de la manière la plus judicieuse qu'il soit au moment du Prime ; il en parle avec ses amis, qui ne sont pas toujours d'accord avec lui. Certains préfèrent Loana, d'autres Jean Édouard. Des amitiés de toujours explosent en plein vol, des familles se déchirent. Du coup, on regarde Secret Story pour se consoler. Et on a bien raison; on n'a pas tort en tout cas.


Et on imagine naturellement le producteur faire de même dans sa propre réalité. Rompre tout lien affectif, se concentrer sur sa carrière, gouverner le monde... la mise en abyme est totale.


TRANSITION
Des singularités qui servent d’arguments ; qui sont comme des artefacts - des idées, des personnages, des objets symboliques - qui dialoguent pour parler des tropismes psychiques qui les animent ; et des tropismes psychiques qui animent, par extension, le réel.
L’artefact fondateur dans Secret Story, c'est le candidat. Le personnage sublimé. Le tocard : ce cheval de course qui donnera tout ce qu'il a, alors qu'il n'y a même pas de course.



  1. Incarnation des tropismes à travers la coexistence artificielle de singularités « sublimées »


Pourquoi et comment sublime-t-on une vraie personne pour en faire un candidat ?


Pour s’émanciper de ce qui le dépasse et qui le gêne dans sa problématique, le producteur doit se donner les moyens. En l’occurrence des moyens télévisuels.
Comme le dit Flaubert :
« Il ne s'agit pas seulement de voir, il faut arranger et fondre ce que l'on a vu. La réalité, selon moi, ne doit être qu'un tremplin. » (à Ivan Tourgueniev, 8 décembre 1877)


Et il faut comprendre les moyens que possède l’artiste dans son désir de « fondre » sa vision : quelles sont les fonctions et les points forts de son Art, relativement à sa problématique ?


Sur le plateau de On n'est pas couché, Benjamin Castaldi, précurseur dans le domaine, identifie l’existence de « facilités » dans les différents Arts, qui permettent de rendre le plus fidèlement possible certaines singularités :
« De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain la télé-réalité de ces dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma ; il sied que la télé les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que la télé-réalité pur […] ait à s’en occuper. »


On peut se demander alors « De quoi le la télé réalité est-elle censé s’occuper ? ».


Pas de l’intrigue apparemment, non plus de discussions intéressantes. Beaucoup de supports le font déjà beaucoup mieux. Quoi alors ?


Prenons un exemple :



Brigitte se lève à 14 heures. Elle traîne la patte, emmitouflée qu'elle
est dans ses chaussons panda. Elle pousse un gémissement mignon - en
apparence innocent - mais clairement destiné, pour l'œil averti, à la
caméra du salon qui la prend en plan américain par derrière. Brigitte
a oublié de mettre un pantalon, quelle tête en l'air ! Elle se dirige
vers le frigo, l'ouvre (rien à voir avec le musée) et cherche
désespérément son yaourt à la fraise qu'elle s'était réservée pour son
petit déjeuner. Elle ne le trouve pas. Elle s'est trompée d'étage mais
elle ne le sait pas, elle pète donc tout naturellement un câble et
s'en prend à Georges qui matait paisiblement Sylvie faire sa gym du
matin. Sylvie le savait qu'on la matait, et elle se cambrait bien dans
ce but. Or, dans la tourmente créée par Brigitte, elle perd
l'attention de Georges, donc du monde, donc des caméras. Elle perd des
votes à vue d'œil, et dit tout fort de Brigitte qu'elle est
hystérique. La guerre est déclarée.



Le producteur nous décrit ici une singularité psychique étonnante, comme un bon sujet de roman. L’effritement d’une amitié après 20 jours de vie commune ; résultat de tropismes psychiques, de processus psychiques internes très spécifiquement liés à la situation, qui se révèlent dans la mise en relation de personnages.


Seul Gérard, candidat âgé de 12 ans, dont le secret est d'être agrégé de philosophie malgré son jeune âge, semble garder une certaine lucidité sur sa condition. À l'image de cet entretien qui commence par une question de La Voix :



— Ne pensez-vous pas que cet état de visitation divine est explicable
physiologiquement? — la belle avance ! De telles considérations, pour
être exact, ne sont propres qu’à gêner les sots. Il n’est certes pas
un mouvement mystique qui n’ait son répondant matériel. Et après ?
L’esprit, pour témoigner, ne peut pas se passer de la matière. De là
le mystère de l’incarnation. — Par contre, la matière se passe
admirablement de l’esprit. — Ça nous n’en savons rien » dit Gérard de
son sourire affable.



Cet échange évoque le difficile paradoxe qui accompagne le désir d’incarner des pensées dans une émission de télé réalité. Le fait est que la matière - aussi bien que le réel en général ; témoin de l’esprit et « laboratoire » du producteur - est elle-même compliquée à sonder. La solution est donc de désincarné un peu les personnages, de focaliser et catalyser un peu leurs états d’âme, pour les comprendre plus facilement. Les rendre plus bêtes qu'ils ne le sont, en somme.


Arthur, patron d'Endemol, face à la longueur d'un épisode s'exclame:
« Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode! La précision ne doit pas être obtenue par le détail du récit, mais bien, dans l’imagination du spectateur, par deux ou trois traits, exactement à la bonne place. Le vent importe plus que les roseaux ».


Manière bucolique de confirmer qu’il s’intéresse plus aux forces qui agissent sur la réalité qu’à la réalité elle-même. Mais l’image dit plus que ça. Elle dit : Pas besoin de présenter le roseau en détail, ses traits principaux apparaissent dans ses premiers mouvements. Et cela suffit à justifier et déterminer, dans l’imagination du spectateur, les mouvements que le roseau va prendre ensuite. On peut même simuler des situations, pour forcer le trait. Arthur, toujours :


« la réalité m’intéresse comme une matière plastique ; et j’ai plus de regards pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle des mœurs atrophie »


Les candidats sont réduits au départ à des personnalités essentielles, que l’on découvre dans le dialogue. Ce qui n’empêche pas l’auteur de plonger dans la complexité des turpitudes propres à chaque personnage au sein de son évolution. En modifiant en permanence l’environnement des candidats. Comme on le fait avec le thème et les variations d’une fugue.


« Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. »


On peut ainsi imaginer chaque candidat comme le thème d’une fugue, auquel chaque événement amène une variation qui communique avec les variations précédentes. Le candidat se complexifie avec les événements. Et les différents candidats, comme des thèmes musicaux qui perdent la raison, se répondent les uns aux autres en canon. Le producteur lui-même choisit les variations en composant sa fugue en temps réel, à la limite de l’improvisation, en fonction des thèmes et variations déjà présents dans le canon.


Dans leur résonance, dans leur introspection, dans les dialogues, les candidats présentent des singularités, des oppositions, des nuances… menant à des comportements et des réflexions complexes qui mettent en lumière les tropismes qui les animent ou qui les entourent, et qui leur font perdre la boule, et le sens des réalités. TF1 n’a plus qu’à en témoigner. Et à prendre l'argent.

Vernon79
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le 13 oct. 2017

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