Ted Lasso
7.6
Ted Lasso

Série Apple TV+ (2020)

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Tu ne le sais pas encore, mais tu es déjà mort.

Je l’avoue, je suis assez stupéfié.

Ça fait déjà quelques années qu’on me parle de ce Ted Lasso et qu’on me le recommande chaudement. Pas plus tard que le mois dernier, on m’en a d’ailleurs remis une couche, et je dois bien reconnaître qu’à la seule énonciation du pitch de cette série, il y avait effectivement de quoi se laisser emballer.

Écoutez un peu ça : un club de football de Premier League se retrouve au cœur d’un divorce de gros rupins. Madame déteste le football, mais elle déteste encore plus son ex-mari qui l’a trompée à plusieurs reprises sous l’œil racoleur et complice des tabloïds. En conséquence – qu’à cela ne tienne – lors du partage des biens, elle réclame et obtient la propriété du club dans une pure logique de vengeance. Et voilà comment est débauché Ted Lasso, un entraîneur de foot US qui n’y connaît strictement rien au soccer mais qui est suffisamment bête et naïf pour s’investir dans un projet pourtant voué à l’échec.


Franchement, moi, je trouve que, sur le papier, ça vend du rêve. On a là tous les éléments de la bonne vieille satire britannique : du choc des cultures au choc des classes, le tout orchestré autour d’un élément qui fait clairement office de croisée des chemins entre patrimoine populaire et actifs bradés sur des caprices de riches. En plus on m’avait expliqué comment la série mobilisait des personnages qui fonctionnaient tels des clins d’œil à des joueurs réels, tels Roy Keane, Jake Grealish ou bien encore Edinson Cavani… Autant vous dire que j’en salivais d’avance… Jusqu’à ce que je lance le premier épisode…

Et là…

Bah la stupéfaction, quoi…


Alors il se trouve que j’ai bien pris la peine de regarder toute la première saison, histoire d’en avoir suffisamment vu pour m'exprimer mais, dans les faits, il n'est franchement pas nécessaire d'attendre longtemps pour comprendre que Ted Lasso, ce sera tout sauf ce que je viens de vous décrire.

Et si j’entends bien évidemment ce reproche qui pourrait m’être fait – celui de juger une série non pas pour ce qu’elle est mais pour ce que j’en espérais (et sur ce point je plaide en partie coupable) – il n’empêche que, malgré ça, je ne trouve rien d’autre à quoi me raccrocher. Ma sidération persiste. Elle persiste d’autant plus que cette série pratique dès ses premières minutes une stratégie manifeste de l’évitement ; voire de l’évidement.


Déjà, premier constat assez saisissant d’entrée : cette série, qui entend pourtant se passer au cœur de la Premier League et s’inscrire au sein du milieu du football, fuit son sujet autant que possible. Pas de match, pas ou peu d’entraînement, et surtout aucune stratégie… et pour cause : il apparaît assez vite que les auteurs de cette série n’y connaissent strictement rien au foot.

Le peu d’entraînement qu’on voit à l’écran se réduit à Ted qui parle avec son adjoint pendant que, de temps en temps, par des inserts vraiment fugaces, on glisse une seconde ou deux d’exercices d’étirements un brin excentriques ou bien des confrontations dignes de celles qu’on se fait entre potes au city stade local.

Jamais de consigne. Jamais de discussion tactique. La première fois où on entend Ted discuter de jeu, c’est lors de l’épisode 3, lorsque le concierge propose (oui, le concierge) cette stratégie révolutionnaire : inciter l’attaquant vedette de l’équipe à partir sur l’aile pour attirer les défenseurs adverses et ensuite libérer l’axe… Je précise au cas où : c’est tout. Ça s’arrête littéralement à ça. Juste ça…

Et le pire, c’est que, lorsque ce gars expose sa stratégie – qu’il avait en plus noté sur un bout de papier au cas où il risquait de l’oublier ! – Ted et son adjoint se mettent à longuement réfléchir avant de se mettre tous les deux d’accord pour considérer cette idée véritablement géniale… alors qu’il n’a pourtant été ici question que de faire un faux-appel – un principe qui est juste la base du foot et qu’on voit une bonne demi-centaine de fois lors d’un match, y compris au niveau amateur ! – mais qui, dans l’univers de la série, devient donc une stratégie révolutionnaire susceptible de renverser toute une rencontre…


Bien évidemment, les épisodes suivants ne rattraperont en rien les choses à ce niveau-là. Entre cette longue causerie appelant les joueurs à « ouvrir leur cœur » (épisode 5) ; cet entraînement durant lequel Ted va donner pour seule consigne de « se faire des passes » (c’est dit tel quel, je n’exagère rien) ou bien encore cette séance d’avant-match où le concierge va être invité à insulter chaque joueur pour ce qu’il fait de mal (véridique) : rien ne saura donner une quelconque épaisseur ou une simple once de crédibilité à ce qu’on voit à l’écran.

Donc clairement : niveau immersion, c’est le néant.


Seulement j’entends déjà les sympathisants du bon Ted me rétorquer tout de go que je dresse là un faux-procès à la série ; que son intention n’a jamais été de parler de football ; que tout ça n’était qu’un prétexte depuis le début et qu’en fait, l’intérêt de cette série est totalement ailleurs…

Alors soit. Pourquoi pas… Mais si le football n’est qu’un prétexte et que l’intérêt de la série se trouve ailleurs : franchement, où est-il, cet intérêt ?

Est-il dans les personnages ? Dans les situations ? Dans les échanges ?

Parce que, perso, je n’en trouve vraiment nulle part. Dans ces domaines-là comme dans celui de la question footballistique, on n’a franchement pas davantage de matière à se mettre sous le crampon.


Côté protagonistes, chacun d’eux est défini en deux lignes dès sa présentation à l’écran et il ne sortira jamais vraiment de ce cadre initial pourtant fort rudimentaire : Rebecca est aigrie d’avoir été trahie et cherche à se venger de Rupert parce qu’au fond d’elle, elle peine à vivre loin de lui et à exister sans lui ; Ted est un grand naïf qui croit en l’humain quoi qu’il en coûte, et même s’il est méprisé et souvent abusé pour ça, il finit toujours par communiquer sa foi à son entourage ; Jamie Tartt est un jeune garçon arrogant qui est trop égoïste pour atteindre pleinement son apogée et qui devra apprendre à travailler ça pour progresser ; Roy Kent est un mec bourru qui a un lourd vécu, mais son dégoût de l’injustice et son grand cœur en font un potentiel grand leader d’hommes, etc.

Et au cas où on serait vraiment tous trop cons pour comprendre les intentions de la série, à chaque fois que le scénario confronte un personnage à une « péripétie », ledit personnage prendra toujours bien la peine d’expliciter verbalement ce que cet événement implique pour lui… et on serait clairement en droit de se demander pourquoi faire ça, tant chacune de ces péripéties se retrouve régulièrement répétée – parfois d’épisode en épisode – sans pour autant que rien ne se décide ou rien ne se fasse…

C’est vraiment comme si un prof passait son temps à nous répéter à chaque cours que « b+a » ça faisait « ba » et cela sans qu’on ait la possibilité de lui dire qu’on avait déjà tous bien compris et retenu la leçon dès la première fois...


Mais d’un autre côté, il faut bien avouer que, si les personnages de Ted Lasso n’exprimaient pas aussi explicitement leurs intentions, leurs émotions et leurs actions, il y aurait un vrai risque d’être perdu. Parce que – aussi sidérant que cela pourra paraître – il est franchement difficile de suivre les cheminements logiques de cette série.

Le concierge insulte les joueurs juste avant un match ? ...Eh bah les joueurs se montrent étonnamment réceptifs, tiens ! Et ça leur permet de gagner ! (Épisode 7.)

Ted fait réparer les douches défectueuses du club ? (...de Premier League, rappelons-le.) ...Eh bah ça décrispe le capitaine de l’équipe qui décide alors soudainement de soutenir Ted dans son effort de team building ! (Épisode 2.)

L’attaquant prometteur se blesse ? …Eh bah Ted va organiser une séance d’exorcisme durant laquelle tout le monde ouvrira son cœur et ledit joueur blessé ne le sera plus ! (Oui oui… Je vous jure… C’est dans l’épisode 6...)


En fait, dans Ted Lasso, la logique, on s’en fout totalement. Et comme on a manifestement décidé, chez les auteurs, de contourner toutes les contraintes d’écriture par l’évitement – voire par l’évidement – alors on se retrouve avec des épisodes qui passent leur temps à enchâsser les arcs narratifs dans le seul but de faire disparaître tous les maillons manquants au sein de l’enchaînement logique.

Par exemple, dans l’épisode 3, Rebecca envoie dans les pattes de Ted le féroce journaliste Trent Crimm pour que celui-ci le démonte dans la presse. La cohabitation est montrée par intermittence, par ce fameux jeu d’enchâssement avec d’autres arcs, et lors de chacune de ces scènes, aucune n’est de nature à changer l’avis de Trent puisqu’à chaque fois, Ted se montre désespéramment incompétent, ce qui est justement le point de crispation du journaliste… Et pourtant, à la fin de l’épisode – et à la surprise générale – on découvre dans l’article de Trent que ce dernier a fini par se laisser convaincre par Ted. Pourquoi ? Comment ? A quel moment ? On n’en saura rien, ce maillon aura été évacué de la chaîne par les scénaristes.

Même chose pour la nécessaire réconciliation entre Jamie et Roy lors du dîner de charité de l’épisode 4. Au début de l’épisode, les deux hommes sont irréconciliables. Ted les oblige à s’expliquer de la manière la moins inspirée qui soit. Et puis, quelques scènes plus tard, l’explication a lieu et tout se résout. Pourquoi ? Tout s’est sûrement joué pendant qu’on suivait un autre arc de l’intrigue. Ben voyons…

Autant vous dire qu’avec des facilités aussi grossières que celles-là, toute possibilité d’enjeu, de questionnement ou de tension s’évapore dans l’instant.


Au fond, il n’y a jamais vraiment de danger, d’opposition ou de prise de tête possibles dans cette série puisque tout pourra se régler d’un coup de baguette magique, faisant fi de toute logique comportementale, sociale et factuelle. Même les moments où la série essaye de nous prendre au dépourvu se révèlent au final totalement désamorcés du fait de cette mécanique inconséquente.

Je pense notamment à cette fin de saison 1 – la seule que j’ai vue, donc – où l’AFC Richmond se retrouve reléguée en Championship. Même dans l’univers de série, les personnages n’en font que peu de cas. Ils sont déçus le temps d’une soirée et juste après ça, la vie continue. Pas d’incidence économique sur le club. Pas d’incidence sur le staff ni sur l’équipe première non plus. On embrasse son destin avec le sourire et on se dit qu’on remontera l’an prochain… Et comment leur donner tort, vu comment fonctionnent les choses dans le monde magique de Ted Lasso ! Pour sûr que dans deux saisons, ils pourront être champions, tiens ! Pourquoi se limiter, après tout !

Et c’est là que cette stratégie du vide prend soudainement tout son sens.


Au fond, il n’y a pas de hasard à ce que Ted Lasso soit évidé de toutes parts. Ce n’est pas une faute ni même une errance de la part des auteurs, c’est juste une figure imposée. Parce qu’au fond, ce vide, il fait système.

Parmi les adorateurs de ce Ted Lasso, combien sont des habitués de ces plateformes de vidéos à la demande que sont les Prime Video, Netflix, Disney+ ou Max ? Dans ce vaste écosystème totalement standardisé, Ted Lasso ne fait pas tâche, bien au contraire : il est la quintessence même de ce que cette industrie entend produire : du « contenu pour plateformes ».

Alors oui, je me doute bien que je n’apprendrai rien à personne en pointant du doigt le fait que la vidéo à la demande ait considérablement modifié nos habitudes de « consommation ». Entre binge watching et Netflix and Chill, les nouvelles pratiques culturelles se sont carrément invitées dans notre vocabulaire courant. Par contre, je ne suis pas convaincu que tout le monde ait pleinement pris conscience d’à quel point les standards se sont considérablement modifiés auprès de celles et ceux qui sont désormais des adeptes de la soirée passée devant la dernière recommandation… Et surtout, je ne suis pas vraiment certain qu’ils aient pris conscience de là où ça les a menés.


Car lorsque m’est venue l’envie de replacer ce Ted Lasso au sein du large écosystème de séries que j’ai pu voir tout au long de mes quelques décennies d’existence, j’avoue avoir été saisi de constater à quel point les spécimens auxquels il me faisait le plus penser étaient ces vieilles teen sitcoms que j’ai pu surprendre au cours de ma jeunesse.

Parce qu’au fond, entre un Ted Lasso d’un côté et un Sauvés par le gong ou un Parker Lewis ne perd jamais de l’autre, j’avoue peiner à lister les différences. On y retrouve les mêmes archétypes totalement évidés au service du même univers feel good guimauve, le tout n’étant mu que par des enjeux relationnels basiques de cour d’école – allant de clashs entre les mâles alpha de la salle de classe au bizutage permanent du souffre-douleur en passant par les multiples romances à deux balles – le tout géré avec le niveau de maturité d'adolescents de treize ans.

D’ailleurs, quand j’y réfléchis bien, je me rends compte que je ne garde plus grand-chose de ces séries-là. Je n’ai plus aucun épisode en mémoire. En même temps, ce n’était pas leur fonction. Sauvés par le Gong et Parker Lewis n’étaient pas des séries qui aspiraient à nous raconter quoi que ce soit, elles étaient juste des univers refuges dans lesquels on se plaisait à y vivre une réalité altérée ; une altérité feel good de notre propre quotidien.


« Et alors ? » pourrait-on dès lors me rétorquer. N’est-ce pas justement tout ce qu’il y aurait à retenir de ce Ted Lasso, après tout ? Une série archétypale et sans profondeur certes, mais qui a au moins ce mérite non négligeable d’assumer pleinement son rôle de série feel good, pas prise de tête, et qui parviendrait en plus de ça – comme j’ai pu le lire sur ce site – à faire la promotion de qualités humaines malheureusement dévaluées de nos jours, alors qu’elles sont pourtant essentielles à toute vie en société : psychologie, altruisme, empathie, etc.

C’est là un bilan derrière lequel j’aurais franchement pu me ranger en dernier recours, mais encore aurait-il fallu pour cela que cette série soit bien ce qu’elle prétend être et ce qu’on prétend qu’elle soit. Or, je suis désolé, mais non : Ted Lasso n’est pas une ode à ces qualités humaines essentielles mais qui sont malheureusement dévaluées de nos jours. J’aurais presque tendance à dire que c’est même tout l’inverse.


Car non, pour commencer, l’expression « feel good » n’est clairement pas le premier terme qui me viendrait à l’esprit pour qualifier l’atmosphère et l’univers de Ted Lasso. Et parce que j’entends bien que mon seul malaise personnel ne saurait suffire pour vous convaincre du bien fondé de mon propos, on va dans ce cas se risquer à déterminer quelles pourraient être les quelques éléments de base sur lesquels reposent la formule de ce qu’on a coutume d’appeler le « feel good ».

Sur ce point-là, il se trouve que la chaîne Game Next Door a récemment pondu une vidéo (nb : en septembre 2025) qui aborde justement la question du feel good dans un cadre d’autant plus intéressant qu’il est inattendu : celui de la work fantasy. Pour celles et ceux qui ne sauraient pas de quoi on parle, la work fantasy est un type de jeu vidéo particulièrement en vogue en ce moment et dont le succès en intrigue plus d’un. Des simulateurs d’éboueurs à ceux de gérants de supérette, on serait en droit de se demander ce que certains joueurs viennent chercher dans des softs ne leur proposant ni plus ni moins que de reproduire une tache répétitive et aliénante.

Or, ce qu’en avait déduit Hugo, l’auteur de la vidéo, c’est que la sensation feel good venait justement du fait que le jeu ne reproduisait pas ces emplois tels qu’ils pouvaient exister dans la vraie vie. Au contraire, ils les expurgeaient de tout ce qu’ils avaient d’aliénant pour redonner au travail un sens à celui qui l’accomplit. Pas de cadences éreintantes à respecter, pas de manager incompétent et déconnecté du réel venant régulièrement donner des directives hors-sol, pas de plannings de travail, d’imprévus ou de revenus insuffisants susceptibles de plonger le travailleur dans l’inconfort et dans l’insécurité. Dans la work fantasy, on part toujours avec un capital conséquent, la routine n’est jamais perturbée, les revenus s’accumulent vite et on finit assez rapidement par ressentir le bénéfice que l’on peut tirer du travail accompli. La work fantasy offre en cela un quotidien réenchanté ; produisant une réalité altérée où tout reprend soudainement son sens. Un univers refuge, en somme.


Or, si on prend bien la peine d’y regarder, notamment en dehors du cadre très restreint des work fantasies voire même celui des jeux vidéo, l’immense majorité des œuvres estampées du label feel good collent plus ou moins à cette définition : on prend un cadre familier, on met le doigt sur tous ces éléments qui, dans ce cadre-là, devaient initialement nous apporter de la joie et un sentiment d’accomplissement mais qui ont fini par se transformer en fardeaux, puis on donne (ou redonne) à ces éléments leur dimension jouissive, épanouissante et émancipatrice en faisant en sorte que soient retrouvé le sens originel de chaque chose ; ce sens qu’on a perdu et qu’on aurait jamais dû perdre de vue.

En cela, le film Little Miss Sunshine me paraît un très bon exemple. Alors qu’au début toute la famille est déchirée en poursuivant des objectifs individuels et individualistes, tout finit par s’arranger quand chacun parvient à ne plus percevoir l’autre comme un fardeau mais comme une finalité. Et comme un symbole, le concours d’une beauté totalement dénaturée par des standards consuméristes est renversé par la démonstration d’une beauté spontanée et joyeuse ; celle d’une famille qui est heureuse de se ressouder autour du dernier leg laissé par le grand-père tout juste défunt.

Le feel good, c’est de la réalité altérée au sein de laquelle l’aliénant et le dénaturant sont progressivement (voire parfois immédiatement) oblitérés au profit d’un retour au sens premier que sont censés avoir les choses.


Mais, et Ted Lasso donc, dans cette affaire ?

Ne serait-il pas, lui aussi, l’incarnation-même de ce retour aux qualités humaines fondamentales ? Dans ce monde égoïste et rongé par l’agressivité faite norme du Royaume-Uni, n’est-il pas justement celui qui promeut sans relâche ces belles valeurs que savaient pourtant nous enseigner jadis les sports collectifs ?

...Eh bah non, en fait.

Et c’est d’ailleurs sur ce terrain-là, j’avoue, que les adorateurs de ce Ted Lasso me semblent un peu anesthésiés par les standards que nous imposent les plateformes.

Parce qu’à bien y regarder, que promeut Ted Lasso ? Est-ce que, dans son univers refuge, l’aliénation disparaît grâce à un retour au sens premier des choses ? Pas du tout. C’est même tout l’inverse.

Ted Lasso est-il celui qui va redresser l’AFC Richmond en rappelant ce que c’est un club de foot ? Pas du tout. D’ailleurs Ted Lasso n’y connaît strictement rien au foot.

Ted Lasso est-il alors celui qui va redresser l’AFC Richmond en apprenant à découvrir ce que c’est le foot en acceptant d’être éduqué par ses joueurs lui-même, montrant ainsi la voie à l’émergence d’un sujet collectif susceptible de transcender les sujets individuels ? Non plus. Ted Lasso n’apprend rien de personne. Et ce n’est pas parce qu’il laisse les autres décider de temps en temps à sa place, sur un simple lancé de pièce, qu’il apprend quelque chose. Au contraire, s’il y a bien quelque chose qui caractérise Ted Lasso, c’est qu’il n’a pas à apprendre. Et quand bien même ne sait-il rien qu’il sait malgré tout l’essentiel. Et au fond c’est pour ça qu’il est inflexible. Il l’est parce qu’il sait qu’il a raison. Il sait que s’il parvient à convaincre tout son entourage de penser comme lui, ils finiront tous par s’en sortir…

Pour le dire autrement, Ted Lasso n’est pas un personnage qui prône, dans son club, un retour à cet esprit originel des choses ; celui qui rappelle à chacun pourquoi, un jour, il s’est mis à aimer le foot et s’est mis à y consacrer du temps et de l’énergie. Il est justement l’exact opposé de ça.


Ted Lasso, c’est l’archétype même du manager tel qu’on le pense et tel qu’on nous le vend aujourd’hui.

Il est débarqué comme ça, un jour, par la direction de la boîte. Il vient d’un secteur qui n’a rien à voir et il n’y connaît strictement rien à l’activité dans laquelle on le parachute. Mais ça, ce n’est pas un problème pour un vrai manager comme lui. Parce que les vrais managers, ils savent que le vrai problème de l’entreprise, ce n’est pas la stratégie court-termiste impulsée par les investisseurs ou les conditions de travail totalement inadaptées et maltraitantes.

Non, les vrais managers savent que, dans toute entreprise qui va mal, le vrai problème vient de ses employés qui ne sont pas dans le bon mindset. Alors la solution c’est de les coacher individuellement, de faire du team building, tout en générant un effacement des hiérarchies bien confusionnant, susceptible de rendre la main d’œuvre plus malléable. Rajoute à ça une salle de fitness et un petit baby foot à côté de la machine à kawa et c’est plié, on les attendra les objectifs à la fin de l’année…

L’équipe navigue à vue niveau stratégie ? Ce n’est pas grave. Chacun fera ce qu’il voudra quand il le jugera bon, parce que, ce qui compte, c’est la foi. « Believe ! » « Croyez aux miracles ! »

Des mecs se font humilier dans l’équipe ? N’intervenons surtout pas. Faire preuve d’autorité : quelle mauvaise idée. Laissons la situation pourrir en espérant que la chose se résolve par elle-même.

Les employés ont une vie à côté de leur taf ? Immisçons-nous dedans. Faisons un boys club et donnons notre avis de hiérarchie sur la manière dont l’employé devrait gérer le problème. « Les Diamond Dogs ont encore frappé ! Yeah ! »


Ted Lasso ne prône pas un retour aux bonnes vieilles qualités humaines. Il brise juste toute cohérence logique pour faire en sorte que, dans sa réalité altérée, les comportements toxiques génèrent des effets positifs sur les gens.

Dans une série feel good, la question du manager incompétent aurait été traitée par l’arrivée d’un manager compétent ou par le contournement du manager. Dans Ted Lasso, le manager incompétent a raison et redresse son équipe sitôt celle-ci croit suffisamment en lui.

Dans une série feel good, les relations de harcèlement au travail n’existeraient pas ou seraient réglées dans l’intérêt des victimes. Dans Ted Lasso, on laisse faire et le problème finit par se résoudre de lui-même. Pire que ça, on en fait des blagues.

Dans une série feel good, il n’y aurait pas de boys club ou il serait amené soit à disparaître, soit à être marginalisé. Dans Ted Lasso, le boys club résout tous les problèmes de cœur et ses cibles lui disent merci. Pire que ça, le bon vieux Ted se permet d’exprimer sa satisfaction en jappant tel un drôle d’animal en rut.


Alors attention – qu’on se comprenne bien – je ne suis pas là pour faire mon père la morale. En vrai, je m’en fous totalement que cette série, comme beaucoup de teen sitcom avant elle, joue la carte de ce qu’elle pense être une prudence morale et qui est en fait juste du conformisme ; le conformisme par rapport à l’ordre d’une époque. En cela, si cette série avait joué la carte d’un « progressisme façon Netflix », ça n’aurait pour moi rien changé à l’affaire…

Par contre, ce qui me stupéfie dans toute cette histoire – parce qu’après tout, c’est avec ce mot que j’ai décidé d’ouvrir ma critique et que j’entends dès à présent la refermer – c’est que j’ai l’impression que, dans toute cette affaire, plus personne ne sache vraiment faire la différence entre l’un ou l’autre ; entre des personnages développés ou pas ; entre situation cohérente ou pas…

Les plateformes ont tellement cadenassé leurs productions dans des standards totalement essorés de tout sens artistique que j’ai l’impression que plus personne n’est désormais capable de savoir ce qu’elles disent, même malgré elle…

...Et le pire c’est que j’ai l’impression que même les auteurs sont également totalement paumés dans cette affaire.


A la fin de la première saison – celle donc par laquelle je me suis arrêté avec cette série – on se retrouve quand même avec une scène qui est vraiment lourde de sens.

(Le club est relégué. Le bateau coule. Mais la présidente comme l’entraîneur restent en place.)

Cette conclusion, elle me scie tant elle se pose comme une symbolique cinglante de ce que les auteurs de cette série produisent comme à la fois comme discours mais aussi comme lecture du monde, mais tout cela sans même en prendre conscience.

(Parce qu’à la fin, on assiste tout de même à la relégation de l’AFC Richmond, ce qui représente dans le monde du football actuel un désastre économique et social : perte de revenus conséquents liée aux droits télé, contrats de sponsoring revus à la baisse, départs de joueurs en quête de meilleures perspectives sportives, postes de personnel menacés… Mais, de cela, Rachel et Ted s’en foutent. Ils sont les deux responsables de ce fiasco, mais aucun n’entend en assumer la responsabilité. On va continuer avec les mêmes personnes, la même formule et la même philosophie.)

Cette fin de saison 1, c’est l’expression la plus pure de déconnexion totale du réel et surtout de l’esprit de déresponsabilisation des dirigeants, qu’il s’agisse du monde du foot que du monde tout court.

L’incidence de nos actes, on s’en fout. L’important c’est de rester dans notre bulle.

Notre univers refuge.


C’est là pour moi tout le paradoxe de Ted Lasso et des contenus de plateformes en général. Pensant produire un univers refuge pour le public, il ne produit au final qu'un refuge formaté selon les préoccupations spécifiques de ses seuls auteurs ; que ces auteurs soient Apple, la bonne douzaine de mains à l’ouvrage pour l’écriture de cette bouillie tiédasse, ou bien tout simplement les boîtes de prod qui portent ce projet telle la Warner…

Malgré tout – et donc malgré cette sidérante aberration – il y a bien un public pour s’y retrouver ; un public qui a tellement été anesthésié par des années de Netflix and chill qu’il ne se rend même plus compte de ce qu’on lui raconte vraiment.

Et alors que ces séries se retrouvent sans cesse davantage contraintes d’évider sans cesse plus leurs contenus de toute cohérence logique dans le seul but de maintenir debout des univers absurdes, les spectateurs habitués suivent cette improbable descente aux enfers, au point d’accepter de se laisser charmer par un spécimen ayant pourtant atteint le niveau de subtilité d’une teen sitcom.


On en est donc réduit à ça, bien loin du temps béni des séries HBO,

Et si, de votre côté, ça ne vous choque pas en voyant ce Ted Lasso,

C’est peut-être qu’artistiquement parlant, vous ne le savez pas encore,

Mais vous êtes déjà un peu morts...

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le 29 sept. 2025

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