The Crown
7.6
The Crown

Série Netflix (2016)

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L'étrange couleur des larmes de Windsor

S'il y a quelque chose de fascinant à regarder The Crown, c'est de pouvoir examiner l'anatomie d'une hagiographie moderne. Les institutions politiques occidentales étant dans l'état qu'on leur connaît dans les années 2010, l'entreprise est à la limite de l'oxymore - ces temps-ci on nous sert plutôt un House of Cards, avec la noirceur qui va bien. Aux oubliettes, The West Wing. Mais il y a bien la monarchie britannique, qui, quoi qu'on en pense, parvient à traîner sa mythologie à travers le XXIème, écho suranné des romans nationaux qu'on n'avait pas encore déconstruits. Apparemment, Hollywood a jugé son aura suffisante pour oser le panégyrique - et si l'on en croît l'accueil, la mince pie a pris.


Et du coup, c'est bien étrange, de voir ces personnalités - encore vivantes, pour la majorité, parfois encore en fonction, voire même pas encore... - passer de l'autre côté du black mirror et se transformer en personnages plus grands que nature*. Ça évoque un peu les ridicules photoshops de Ruth Bader Ginsburg câlinant John McCain et Chadwick Boseman au paradis, qu'on peut croiser sur Twitter - et si j'étais d'humeur taquine, j'irais jusqu'à dire que mis à part le vernis "télévision prestige" avec direction photo ultra-léchée, la différence est mince.


Bien sûr, on n'y est pas tout-à-fait, puisque The Crown est un drame. On va nous montrer les dilemmes, les trahisons, les défaites - Elizabeth le rappelle elle-même, pour les téléspectateurs qui en douteraient : elle n'est pas une sainte. C'est bien sûr la recette la plus vieille de la fiction : l'héroïne rencontre des obstacles en résonance avec ses faiblesses, et les surmonte en faisant preuve de vertus. Les obstacles, les faiblesses, et les vertus sont colossaux, ce qui invite simultanément le public à sympathiser et à admirer, mais surtout à retourner le cœur léger à son quotidien de simple mortel.


Mais justement, ce procédé ne demande presqu'aucun effort à la série, puisque la plupart des péripéties montrées sont non seulement historiques, mais surtout, ont été connues à leur époque. Les amours impossibles d'Edward VIII, de Margaret, ou de Charles ont sévèrement testé la monarchie sur la place publique. Le dilemme est le même à chaque fois, décliné ad nauseam, et explicité dans des dialogues souvent balourds : le monarque est contraint de choisir entre l'individu et la Couronne, entre le temporel et le religieux, entre l'efficace et le digne, etc.


À chaque fois, on est tenté de se demander ce qui fonde le sérieux du second camp, qui s'exprime uniquement par arguments d'autorité - "tu dois abandonner ton amour parce que les monarques ne sont pas soumis aux mêmes règles que le peuple", "parce que sinon tout fout le camp", "parce que la fonction l'exige". Si c'était de la fiction, on se dirait que le scénario est forcé, qu'on ne fait traverser du conflit à ces personnages que pour les agrandir.


Et là, épiphanie : dans la vraie vie, c'est exactement la même chose. Si la vie des monarques paraissait merveilleuse, le peuple les jalouserait, les haïrait. La monarchie a besoin de faire crouler ses représentants sous les protocoles tous plus ésotériques les uns que les autres, de les écarteler par des dilemmes brutaux au vu des foules. C'est comme ça qu'elle les érige en héros ou les foudroie. C'est ce rituel qui donne au peuple sa catharsis, pour éviter qu'il aille lui-même la chercher. The Crown n'a pas eu à écrire ses personnages, parce que la monarchie britannique s'en est chargée longtemps avant. C'est comme ça qu'elle justifie son existence.


Heureusement, la série est plus maline que ça. Elle propose un tout petit peu de recul. Dans les premières saisons, celui-ci prend la forme de Philip (un irrésistible Matt Smith, toujours aussi magnétique que dans Doctor Who), qui porte volontiers son regard déconstructeur sur tout ce qui bouge. Mais si The Crown voulait aller au fond de la question existentielle qui est posée pour l'institution tout au long des événements, il n'y aurait qu'une seule question à poser : que fait la monarchie pour ses sujets ?


Le sujet est longtemps éludé, avec honte. Deux bouts de réponse sont timidement avancés, tout de même : la monarchie donne "quelque chose à admirer" aux gens, et elle contrebalance ces sacripants de politiciens qui ne pensent qu'à leurs intérêts. C'est bien maigre, pour un peuple qui est le grand absent de ces premières saisons, à peine aperçu à travers le prisme grossier des médias, une fois de temps en temps montré en masses jubilantes. Les royaux ne semblent pas se préoccuper beaucoup de lui au-delà de variantes plus ou moins pudiques de "Risquent-ils bientôt de me couper la tête ?", et The Crown non plus.


Puis peu à peu, et c'est assez rare pour être noté, la série gagne en épaisseur, laisse ce peuple faire irruption dans la bulle royale. Dans la saison 4, très réussie, la brutalité stupéfiante des années Thatcher met enfin Buckingham dos au mur, démantèle par l'absurde cette idée risible de neutralité du souverain. Ça n'ira pas beaucoup plus loin que ça, mais l'espace d'un instant, la Reine aura vu, droit dans les yeux, un tout petit peu de ce que c'est que la vraie vie, et aura mesuré l'étendue de son inutilité. C'est déjà ça.


*Coïncidence rigolote, dans la foulée de la série, Meghan Markle a fait le trajet dans les deux sens, ça ferait dire beaucoup de choses à Baudrillard

Manutaust
6
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le 15 janv. 2021

Critique lue 130 fois

Manutaust

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