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La nouvelle création de Tina Fey et de ses multiples comparses ne commence pas très bien. Ou du moins, on ne retrouve pas immédiatement le sentiment d'euphorie revigorante que les premières images laissaient présager quant à ce personnage ouvertement féministe de Kimmy Schmidt. Le pilote et les trois épisodes qui le suivent sont balbutiants, formellement peu inventifs, et pas si éloignés de ce à quoi ressemblerait une sitcom basique de network ; rien de plus normal puisque la série était initialement destinée à NBC et non à Netflix. Pire : elle semble abandonner son concept gonflé (une femme endoctrinée et enfermée dans un bunker pendant quinze ans redécouvre le monde moderne) en quelques minutes pour ensuite multiplier les personnages agaçants, les stéréotypes fumeux, tout en inculquant à son héroïne une volonté "inébranlable" qui lui permet de sortir victorieuse de n'importe quelle situation ; c'est le féminisme que j'évoquais, mais dans son aspect le plus problématique en ce qu'il semble associé à une logique de la gagne exacerbée, un "empowerment" perçu comme incontestable et donc excluant.

Heureusement, tout cela n'est qu'apparence. Avant même qu'on ne saisisse la puissante construction dramatique qui organise cette brillante saison, le jeu d'Ellie Kemper invite à la prudence. Kimmy Schmidt est une héroïne qui sourit. Pas une héroïne qui sourit ponctuellement comme toutes les autres, mais qui sourit en permanence, tout le temps, même face au plus abject des comportements. Ce n'est pas le sourire de l'euphorie que je décrivais plus haut, ni même la marque d'un optimisme nécessaire pour survivre dans la jungle new-yorkaise ; au contraire, Kimmy Schmidt sourit parce qu'elle veut oublier son passé, ses erreurs, son manque de jugement, l'immaîtrise de ses sentiments. Dès l'épisode 4, on apprend qu'elle a des "rides de cris" sur son visage, comme celui-ci s'était figé dans la douleur et la colère, comme si ce sourire n'était autre que le stigmate de ses plus sombres pensées. A force de sourire, Kimmy ne trompe plus personne : ce n'est pas le personnage parfait et engagé de la bande-annonce ou du pilote, mais bien quelqu'un de blessé par ses années d'endoctrinement, pendant lesquelles elle n'a cessé de douter de ses propres convictions. La première saison d'Unbreakable Kimmy Schmidt ne raconte pas comment une telle héroïne gagne en confiance et finit par trouver sa place dans le monde, mais fait bien le récit de la déconstruction lente et inévitable de cette même confiance.

(Avertissement pour les plus frileux des spoilers : je révèle dans le paragraphe suivant un élément de l'intrigue, mais que je n'appelle pas spoiler en ce qu'il ne vous gâchera pas la scène en question)

Le moment de bascule survient à la fin de l'épisode 5 : Kimmy se cherche une vocation, et décide de s'inscrire dans un lycée pour acquérir l'enseignement qu'elle n'a jamais eu. Ceci étant fait, elle se tourne vers la caméra et lève le poing en l'air sur le célèbre "Don't You Forget About Me" de Simple Minds, s'exclamant : "Fin de Breakfast Club !", en référence au film de John Hughes. Le symbole est puissant : pour ceux qui ne connaîtraient pas le film, il y est question d'une jeunesse volée, désabusée, qui cherche sa place dans le chaos laissé par les adultes et qui combat l'immobilisme, ce qui par analogie renvoie à nouveau au féminisme et à l'idée d'une femme s'opposant à des logiques patriarcales persistantes. Mais très vite, la musique s'arrête et Kimmy reste figée dans le silence. Le symbole ne fait pas sens. Il est référencé, donc forcé, dégradé, purement démonstratif. "Je suis au courant" répond un personnage à l'arrière-plan, car oui, Kimmy entre en scène alors que son combat est déjà connu, que le féminisme a déjà pris son essor et a même perdu de sa pureté tant il a été malmené et détourné.

(Fin du faux-spoiler)

Après cette scène, la série n'a plus la même saveur : Kimmy n'est pas une nouvelle féministe nécessaire au monde contemporain pour mettre celui-ci face à son absurdité (brillants jeux de détournement du langage dans le problème qu'a Kimmy à s'actualiser au parlé de 2015, à apprécier en VO), mais elle est une féministe qui découvre le retard et l'ambiguïté de ses propres convictions. Fey et son équipe vont même plus loin puisqu'en fin de saison, ce sont ces mêmes convictions qui perdront le personnage et qui amèneront un dernier plan amer et sublime, conclusion terrible d'un dernier mouvement narratif où surgit le Némésis de Kimmy pour mieux achever son aveuglément. Le "méchant" en question provoque d'ailleurs un trouble rarement vu dans une comédie, un malaise profond dont l'auteur n'est autre qu'un grand acteur qui vient justement d'une série qui ne parle que d'illusions ; je vous en laisse la surprise.

Unbreakable Kimmy Schimdt n'est donc pas le petit objet attachant et amusant attendu. Son ambition est folle : synthétiser la place de l'héroïne de série dans le medium depuis le nouvel âge d'or de ce dernier (environ quinze ans ; ce ne saurait être une coïncidence avec les années d'enfermement de Kimmy), en déconstruisant les idées de cette héroïne et en passant progressivement d'un discours sur la femme à un discours sur l'individu (le "Me" de la chanson des Simple Minds) ; par extension, en passant du formatage du network à la liberté de ton que permet Netflix. Peut-être que le pilote ne vous a pas séduit. Les épisodes suivants non plus. Mais Unbreakable Kimmy Schimdt fait partie de ces séries qui se conçoivent sur le long terme, dans leur ensemble, et qui gagnent en complexité à chaque épisode. Quand cette complexité apporte des nuances à un sujet aussi essentiel qu'il est source de débats passionnés, il faut savoir être patient. Un peu comme Kimmy qui peut-être, d'ici la fin de la série, aura su se reconstruire. Il est encore trop tôt pour le savoir, mais à l'issue de cette première saison, il est certain qu'on aurait tord de ne pas l'accompagner dans ce voyage...
Arthur_Boulier
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le 7 mars 2015

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Arthur Boulier

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