Réalisé en sept jours avec un micro-budget, c'est le fruit d'un songe et d'une volonté de faire le bilan, peut-être dans l'espoir d'une table rase. Il ne doit y avoir qu'une seule prise, pas de montage, tout sera projeté : le reste, à l'intérieur, est libre. Un auteur répand sur pellicule des tourments greffés autour d'un objet précis, une femme perdue : c'est l'amante d'Alain Cavalier, la comédienne Irène Tunc, décédée six ans plus tôt dans un accident de voiture. À l'écran, un homme déambule dans ses appartements ternes et fatigués. Il enterre son visage sous des bandelettes blanches, comme les mutants de films d'horreur, comme L'Homme invisible du premier film vu par Cavalier, à sept ans. Peu à peu, il peint toute la surface de l'appartement en noir, jusqu'aux fenêtres. À la fin il brûle les souvenirs en restant dans sa cellule.


La proposition est radicale, enivrée de sa radicalité, ostentatoire. Ça pourrait être caricatural, si c'était facilement assimilable ; cette façon de tout exposer en pure perte est au fond assez typique de tous produits bornés à leur caractère expérimental, trouvant dans une démonstration sibylline ou absolument absurde une raison d'être ou de mettre en œuvre. Mais Ce répondeur n'est pas un film de posture, c'est un cri de douleur, une désintégration systématique, résolument patraque grâce à l'abandon de son géniteur. Ici la dépression pousse à l'aveuglement, aux redondances, à une passion visant en-dessous de la médiocrité (un peu comme chez Buttgereit, mr Schramm et Der Todesking). Ce plongeon d'1h17 (douze minutes seront retirées par la suite) est un aller-simple au bout de la solitude, avec un passé sans mystères pour appui. Il s'agit de tourner le dos au reste de la vie, devenu insensé, obèse, agressif. Et assumer le deuil jusqu'au-bout.


Certaines séquences sont donc d'une quasi nullité frustrante pour qui vient au spectacle ou cherche à se nourrir ; il y a peut-être de quoi être dépaysé, mais on sent que l'ouverture ne vaut pas tellement la peine. C'est juste une brèche vers le grand vide, un voyeurisme du néant, ou du moins d'un type sur le tremplin qui y mène. Avec ses phrases hagardes il raconte sa vie, les pauvres stimulations peureuses secouant son vide. C'est un penaud émotionnellement tendu, peut-être par sa constitution. Il présente les objets de sa vie courante, les plus élémentaires ou insignifiants : il peut énumérer les détails des opérations concernant la tuyauterie, son agencement ; parfois c'est sans parler, on se contente alors de visiter. On contemple sans enthousiasme la décoration, lui se retrouve probablement dans cette inertie ; et quelquefois il parle d'elle. Ce sont les seuls moments d'éloquence, les mots sont courts et gros, leurs implications lourdes, la poésie fine. Des récitations de scènes passées, la fadeur de l'interprétation l'emporte sur le pathétique. Quand le narrateur répète « je vous en prie ne la laisser pas mourir, oh mon dieu », avec sa très légère intonation, personne dans la salle ne le vit ; on peut imaginer, mais c'est sortir ; on peut prendre ce qu'il dit, mais ça ne pèse pas grand chose. Énumérer des scènes de vie ce n'est pas plus les gonfler que les ramener.


L'homme jette tout, aligne les détails, en s'attachant à la surface et aux scènes que ces objets lui rappellent (il déblatère sur la bouffe dans le frigo) ; ils n'ont pas d'autres valeurs pour lui, sinon leur fonction objective, leur utilité qu'il nous expose alors que ça n'intéresse personne, pas même lui. Ou peut-être juste comme une abondance de diversions, l'étourdissant quelques instants, pour ne rien ressentir. Il titille désespérément toute la mise en place, voudrait faire de ces piteux objets des reliques ; mais tout ça est déjà mort, sans relief (séquence des tableaux). Si ces choses, si cette tête en papier faite par son fils en classe par exemple, portait quelque signe de vie, avait une espèce d'âme : ce serait dans un temps révolu, qui n'aurait sans doute plus rien à donner, même en rêve, à moins peut-être qu'à force de gratter, il en vienne une sève, une réminiscence. Pourtant ça ne sauverait pas ; enfin il en est là, il persévère. Derrière les petites choses, sûrement des restes d'émotions à faire gicler ou à fossiliser. Et puis éclate un soleil perçant, snobant son malheur ; ce déni de son souvenir, presque de son état, le pousse à achever de s'emmurer. C'est la seule intrusion, donc le seul moment du film où l'homme réagit. Pendant ce temps le quotidien devient étrange, ses repères triviaux invivables : la descente en ascenseur, la sortie de l'immeuble, sont des épreuves signant sa réussite : l'homme s'est effectivement perdu. Rongé par lui-même, il est sorti de la vie au maximum.


Le film n'était pas prévu à la diffusion, il a fallu le producteur Xavier Saint-Macary pour le pousser en salles. Tourné à la même période, Martin et Léa (l'opus suivant Le plein de super) était également fait par le réalisateur pour lui-même, sans l'optique d'une éventuelle sortie (dit-il). Alain Cavalier est l'interprète unique à l'écran, dont on ne voit jamais le visage (pourtant ce n'est pas toujours lui qui est crédité – mais le producteur à sa place) ; il ne le montrera qu'à partir de La Rencontre (1996). D'ailleurs l'usage littéral du « Je » attendra longtemps lui aussi, bien après que Cavalier ait confié (de) sa vie à l'écran (Un étrange voyage reflétera, non plus les moments vécus sur le tournage par les membres, mais son expérience avec sa fille – qui est justement l'interprète : Camille de Casabianca). Cavalier reviendra sur sa femme défunte, en tentant de la faire revivre au travers d'Irène en 2009. Pour le public bloqué sur Ce répondeur, il peut se tourner ailleurs. Dans un registre très proche, mais à deux cette fois, Pig sera plus riche, plus maniéré surtout. Sinon, plus accessible et encore ouvertement humain : Leaving Las Vegas.


https://zogarok.wordpress.com/2016/02/17/ce-repondeur-ne-prend-pas-de-messages/

Zogarok

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