Dieu lui-même l'écoute en boucle. Pleurant sa race, éreinté par tant de beauté. Comment se relever d'un album pareil ? Comment passer à autre chose ? Essaye donc de vivre comme si tu n'avais jamais entendu ça. Si j'étais Dieu, moi aussi j'aurais les yeux rouges, le coeur en vrac, l'âme en lambeaux. Je me ferais un café, une clope, et je me repasserais Truelove's Gutter.


Ce disque magistral n'a pas fini de tourner sur la platine du Tout-Puissant... Richard Hawley, lover-looser, met en musique la survivance de l'âme après l'amour, en huit chansons seulement, pas une de plus. Mais des chansons bouleversantes, d'une tristesse folle. Un choc. Ou comment redonner toute sa teneur à la mélancolie des amours défaits sans jamais verser dans la sensiblerie bon marché et l'effusion à deux balles. Des mélodies d'un classicisme immédiat, à la fois poignantes et pudiques. Car le gars Richard n'est pas un pleurnichard. Il n'ignore pas qu'avec la peine amoureuse, l'humilité seule est pertinente. Jamais, par exemple, il n'abuse des tonalités mineures, si propices aux émotions faciles. Il réussit à rendre tristes des enchaînements d'accords majeurs (un exploit). L'air de rien, ce mec a pondu l'un des plus grands disques des années 2000. Peut-être le plus beau.


Sa voix grave de crooner désabusé — pas loin parfois, dans la nonchalance de ses inflexions, de celle d'un Chet Baker — ne s'adresse pas aux midinettes. Une voix virile, ventrale, viscérale. Lourde de vérités, à graver sur vinyle, destination l'éternité. Son chant vient se poser sur des nappes de guitares cristallines teintées de reverb vintage (proches du Wilco de Sky Blue Sky, sorti deux ans plus tôt). Cet homme a tous les talents. Ancien guitariste de Pulp — lassé peut-être de faire le toutou pour Cocker —, il délaisse la brit pop pour le rétro fifties, classieux et upper style. Ouais mon gars, lunettes noires, cuir et gomina, comme un Vince Taylor du XXIème siècle, comme un Elvis enfin digne. Le romantisme légendaire, assumé et transcendé, au-delà des stéréotypes. Et sur ce noir immaculé, il porte la guitare rouge des origines : la Gibson ES335, une sanguine, la même que Chuck Berry (mais avec un vibrato Bigsby). L'usage de toutes ces références millésimées ne relève pourtant pas de la simple citation. Le rapport au passé est celui d'un héritage vivant. Pas de jeu non plus avec un quelconque second degré, ses ballades sont à prendre telles quelles. En plein ventre. Hawley ne joue pas, il est tout entier à son affaire. Bref, une dégaine old school, mais au service de chansons atemporelles.


Ça commence par une ritournelle fragile : « As the Dawn Breaks ». Comme une berceuse, pleine de douceur, mais pour les grandes personnes, une petite mélodie mélancolique avant de fermer les yeux. Puis Hawley déploie la palette entière des émotions dans le même mood. Un arc-en-ciel de tristesse. Il y a des chansons épiques (« Soldier On », « Don't You Cry »), d'autres simplement écrasantes (« For Your Lover Give Some Time »), certaines qui feraient presque naître l'espoir (« Open Up Your Door »). Quant aux paroles, elles sont toujours sibyllines, suggestives plus qu'explicatives, musicales en fait. Pas la peine de baratiner, tout est admirable. Vraiment.


Lester Bangs n'avait sans doute pas tort lorsqu'il soutenait qu'on ne devrait jamais rencontrer les artistes que l'on admire, par crainte de découvrir leur banalité, voire leur médiocrité. A une époque où la possibilité d'admirer qui que ce soit se raréfie dangereusement, le cas Hawley est tout ce qu'il y a de précieux. Alors Richard, désolé, t'es sûrement un mec bien, mais on ne souhaite pas te rencontrer. On veut être sûr de pouvoir t'admirer encore longtemps.

Pheroe
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le 13 janv. 2015

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