Il y a des albums qui se faufilent entre les lignes du temps, qui regardent dans le rétroviseur sans jamais freiner. Corsicana Lemonade de White Denim est de ceux-là : un disque profondément ancré dans une tradition musicale américaine, mais qui refuse de se contenter de reproduire le passé. Ici, le vintage ne sent jamais la naphtaline, il palpite encore, traversé par des éclairs d’électricité moderne.
Dès "Pretty Green", White Denim plante le décor : un riff sautillant, une batterie précise mais joueuse, des voix trafiquées sans excès. Il y a quelque chose de Stevie Wonder période Innervisions perdu dans un rêve psychédélique texan. On sent tout de suite que le groupe n’est pas là pour rendre un simple hommage : il digère ses influences pour créer quelque chose d’instinctivement neuf.
Mais c’est avec "Limited by Stature" que l’album prend, selon moi, une profondeur particulière. Cette ballade étrange et sinueuse, presque désarticulée, révèle un autre visage du groupe : plus introspectif, presque mélancolique. Le chant y est fragile, les arrangements minimalistes mais subtils, et l’ensemble évoque un spleen doux-amer, une pause dans l’énergie constante du reste de l’album. C’est un morceau qui ne cherche pas à plaire immédiatement, mais qui s’impose doucement, comme un arrière-goût de fin d’été.
À l’inverse, "Distant Relative Salute" explose comme un feu d’artifice math-rock aux accents bluesy. La guitare y est tranchante, presque impolie, mais la structure reste limpide. C’est là que White Denim démontre sa capacité à flirter avec la complexité sans jamais tomber dans l’élitisme. On écoute autant avec les tripes qu’avec la tête.
Le titre "New Blue Feeling", enfin, mérite d’être souligné pour sa sensualité tranquille. Le groove y est langoureux, et les harmonies vocales caressent plus qu’elles n’imposent. C’est un exemple parfait de la manière dont le groupe sait ralentir sans perdre en intensité, jouant la carte de la suggestion plutôt que de la démonstration.
Ce qui me plaît particulièrement dans Corsicana Lemonade, c’est cette capacité à surprendre sans jamais brusquer. L’album joue avec les attentes, déconstruit les formats classiques pour les réassembler à sa façon. Il a ses failles – quelques morceaux plus anecdotiques, une certaine homogénéité sur la longueur – mais il reste, dans son ensemble, une œuvre généreuse, curieuse, et profondément vivante.
White Denim signe ici un disque qui n’a pas peur de ses racines, mais qui refuse de s’y enfermer. C’est une conversation entre le passé et le présent, entre les standards soul, blues, rock et une écriture résolument contemporaine. Un album que je recommande sans réserve, et qui justifie pleinement un 8/10 : pas un chef-d’œuvre parfait, mais une proposition artistique singulière, cohérente et habitée.