Keren Ann
7.2
Keren Ann

Album de Keren Ann (2007)

Elle est insaisissable. On l'avait imaginée, à l'orée de sa carrière, en égérie fantasmée de la NCF. Joli brin de voix accompagné d'une guitare tout en bois. Mais la dame, éternelle déracinée et polyglotte avérée, ne pouvait se satisfaire d'un seul costume, aussi ajusté soit-il. Entre Paris, Reykjavík et New York (sa ville de prédilection depuis quelque temps déjà), elle a préféré laisser vagabonder son imagination. De fragiles pincements de cordes en douces mélodies murmurées, en français ou en anglais au choix , elle s'est alors ingéniée à ressusciter un folk au charme forcément suranné, sans se refuser quelques excursions au grand air de la country ou une descente dans la lourde atmosphère d'un minuscule club de jazz. Elle aurait pu continuer à perpétuer ces traditions, devenir l'icône d'une nouvelle génération. Mais non... Décidément, Keren Ann ne peut s'empêcher de partir à l'aventure. De goûter à de nouveaux plaisirs. De laisser dériver son imagination. Juste pour voir où celle-ci va la mener. À l'écoute de ce cinquième album le premier qui porte son nom en guise de titre, comme s'il s'agissait d'une déclaration d'intention , on est saisi par la sensation diffuse qu'il a été façonné au cours d'un long rêve éveillé. Un rêve au sujet d'une Amérique oubliée et, a priori, révolue, d'une Amérique où les révoltes artistiques se succédaient dans un ballet désordonné, où un vent de Liberty soufflait en toute impunité. Plongée dans des ambiances souvent tamisées, la jeune femme donne l'impression de chanter (dans la seule langue de Shakespeare, cette fois) les yeux mi-clos, comme pour mieux se laisser emmitoufler par des textures sonores d'une richesse insolite. Rarement avait-elle à ce point daigné habiller certaines de ses compositions, polissant jusque dans leur moindre détail des arrangements ici un orgue, là un violoncelle à l'à-propos grisant. De la colère latente des guitares du spectral It's A Lie aux soubresauts électroniques de l'immense Caspia, elle se joue des codes et des règles les plus élémentaires. Alors qu'importe si les stridences blues de It Ain't No Crime éreintent un tantinet les oreilles. Car, même lorsque l'ensemble retrouve une apparence plus conventionnelle (le dénudé The Harder Ships Of The World, le mélancolique Where No Endings End), elle ouvre à l'auditeur les portes d'un univers singulier. Un univers où l'on croise pourtant les silhouettes de quelques figures tutélaires, à l'instar d'une Dusty Springfield restée à Memphis, sur le chaloupé Between The Flatland And The Caspian Sea, ou de Bobbie Gentry, sur l'apaisant In Your Back. Sans oublier un Lou Reed sauvé de la sénilité ou une Hope Sandoval aux formes enfin voluptueuses. D'ailleurs, le temps de l'époustouflant single Lay Your Head Down mélodie en apesanteur, arrangements enchanteurs, sensualité exacerbée Keren Ann s'est permis, armée d'une rare insolence, de les présenter l'un à l'autre. Avant de prendre rendez-vous avec la postérité.


Keren Ann témoigne dans sa musique d'une liberté qui sans être transgenre (son truc, finalement, c'est principalement le songwriting à l'américaine, quelque part entre Lee Hazlewood et Lou Reed) est essentiellement transfrontalière, établissant les plus solides ponts jamais traversés entre la France et les Etats-Unis. Il suffit d'écouter les premières notes de son nouvel album pour être instantanément transporté vers une autre époque et un autre pays, l'Amérique. Keren Ann recrée un univers qui se situe à la fois dans les sillons sixties et seventies des disques de Neil Young et Buffalo Springfield, mais aussi dans ceux de groupes plus proches comme Mazzy Star et sa chanteuse Hope Sandoval. Toutes deux possèdent un timbre éthéré, mais aussi étrangement enraciné, jamais fluet. 

Se plonger dans les chansons de Keren Ann est une expérience d'apnée totale. Ses morceaux s'imposent d'un coup et font dériver l'esprit. A les écouter de si près, on comprend un peu que Keren Ann aime les situations un brin tendues, les moments brinquebalants où l'on se sent un peu plus vivre que d'habitude. Est-ce pour cela qu'elle était en plein cœur des combats l'été dernier au moment même où l'armée d'Israël bombardait le Liban voisin et que le Hezbollah tirait des roquettes sur les habitations du nord du pays ? Partie en tournée, elle a passé quelques jours dans les abris des villages israéliens, vivant de près la guerre, mais sans jamais en faire son propre commerce. Refusant de laisser la guerre dicter la suite de sa carrière, elle n'en a pas moins laissé le conflit habiter les chansons écrites depuis et surtout infiltrer l'atmosphère générale de son album. Sous de faux airs de mélancolie agréable, celle-ci est surtout hantée par des airs sombres, de longs moments de dérive narcoleptique qui évoqueraient presque les longues minutes qui succèdent à un bombardement et durant lesquelles on s'interroge sur ce qui vient de se dérouler, où l'on se demande si l'on est encore (un peu) en vie. Il y a chez Keren Ann (et surtout dans son Keren Ann) une forme contagieuse de désespoir, belle et mordante. (Inrocks)


Cinquième disque solo d'une musicienne devenue nomade et jouant désormais entre New-York et Reykjavik, Pays-Bas et Mer Caspienne. A l'empreinte urbaine, capiteuse mais légèrement étouffante, du précédent opus "Nolita", ce nouvel album substitue la respiration des grands larges, en soufflant dans les voiles et déployant une science presque spatiale des arrangements. Keren Ann Zeidel bouscule ainsi sa neurasthénie en la sortant des pièces closes, des théières hivernales et des vertiges suicidaires. Non contente de rappeler sa maîtrise des codes du folk américain (depuis l'harmonica crève-cœur de "Lay Your Head Down" jusqu'à la rythmique de "Between the Flatland and the Caspian Sea" inspirée du travail de Mitchell Froom sur le "Nine Objects of Desire" de Suzanne Vega), elle élargit l'horizon avec des harmonies vocales, des zébrures électriques qui lui permettent de durcir le tempo (le très inattendu "It ain’t no Crime" en cabaret-rock étouffé), de légers écarts psyché ("It's All a Lie") et une manière d'étirer le son et d'amplifier les codas qui creuse le vertige. Une fois de plus, tenue, justesse et frémissement mélodique séduiront ceux qui ont déjà renoncé à la nouvelle chanson française, mais pas au phrasé feutré et élégant de la demoiselle, quelque part entre Hardy et Vega. D'aucuns donneraient beaucoup pour tenir la note aiguë et fragile, le piano malingre, les cordes volatiles de "Where no Endings End". De quoi pardonner presque tout, même cet instrumental final, mal épaulé par Bardi Johannson et complètement hors sujet. De quoi embarquer sur le "Keren Ann" et se laisser dériver sur les eaux printanières jusqu'à la terre promise, même si la promesse est un mensonge. (Popnews)
bisca
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le 10 mars 2022

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