En 2004, Luna sort Rendezvous. Ce septième album studio tient lieu d’adieu. Pas de rupture théâtrale, pas de cri du cœur, juste une dernière vague, douce et maîtrisée, avant le silence. Après plus d’une décennie de pop feutrée et d’élégance modeste, Dean Wareham et son groupe tirent leur révérence avec un disque qui condense tout ce qui a toujours fait leur force : la retenue, la précision, et cette manière unique de paraître à la fois distant et profondément sincère.
Depuis le départ, au début des années 90, Luna a cultivé une forme de constance sans vanité. Là où d’autres formations de l’indie new-yorkais cherchaient à se réinventer, Wareham a toujours préféré le perfectionnement. Rendezvous s’inscrit dans cette logique : il ne bouleverse rien. Ce disque est un aboutissement discret, presque invisible, mais profondément cohérent.
Dès les premières mesures de Malibu Love Nest, on reconnaît immédiatement la patte Luna. Le morceau s’ouvre sur une guitare claire, tendue mais sans urgence. La batterie, légère, pousse le tout sans jamais s’imposer. Wareham chante comme à travers une vitre, légèrement en retrait, avec ce ton mélancolique qui est devenu sa signature. L’espace sonore est limpide, les instruments respirent. On devine derrière cette apparente simplicité une rigueur extrême, chaque note, chaque accent, chaque pause semble pesé.
Sur Rendezvous, Luna assume une production plus nette, plus “haute fidélité” que par le passé. Le son, moins brumeux que celui de Bewitched ou Penthouse, gagne en transparence. Les guitares de Sean Eden, précises et lumineuses, dessinent des arcs mélodiques d’une grande élégance. La section rythmique, où Britta Phillips apporte une basse souple et chantante, maintient un équilibre fragile entre nonchalance et tension. Le résultat : une musique qui semble flotter, toujours en suspens, comme si elle cherchait à retarder sa propre fin.
Speedbumps et Astronaut injectent un peu d’énergie dans cette atmosphère tamisée, mais jamais au point de briser la quiétude générale. Wareham reste fidèle à son art de la demi-lumière, de la chanson qui avance sans fracas. Même les morceaux les plus “rock”, comme Malibu Love Nest, ne cèdent pas à la démonstration : tout est affaire d’équilibre, de mesure. Dans un registre plus doux, Cindy Tastes of Barbecue résume parfaitement la beauté mélancolique de Luna : une chanson à la fois drôle et triste, lucide et paresseuse, portée par un refrain qui semble s’évaporer avant même de se poser. Broken Chair, chanté par Sean Eden, ajoute une variation bienvenue à l’ensemble. Quant à The Owl and the Pussycat, adaptation d’un poème d’Edward Lear, elle apporte une touche surréaliste, légère, presque enfantine, un dernier clin d’œil, un pas de côté avant la sortie.
Ce qui rend Rendezvous si attachant, c’est sa maturité collective. On sent un groupe à l’équilibre, sans ego ni tension, chacun trouvant naturellement sa place dans un son devenu presque organique. Wareham n’est plus seulement le centre, mais le pivot d’une mécanique subtile. Sean Eden, dont la guitare a toujours apporté un contrepoint plus clair, s’impose ici comme co-narrateur. La section rythmique, impeccable, ancre le tout sans lourdeur. Britta Phillips, arrivée à la fin des années 90, participe à cette harmonie. Sa basse, ronde et fluide, donne à l’album une douceur nouvelle, moins cérébrale, plus instinctive. Sa voix, discrètement mêlée à celle de Wareham sur certains passages, apporte une sensualité. Ce n’est pas elle qui redéfinit Luna, c’est elle qui complète son équilibre. Rendezvous n’est pas encore le terrain du futur duo Dean & Britta, mais on en perçoit déjà la promesse : une manière de chanter à deux, comme on partage un espace intime.
Ce qui fascine dans Rendezvous, c’est son refus du spectaculaire. Là où beaucoup de groupes finissent dans la tension ou la caricature, Luna s’en va dans la cohérence. Pas de drame, pas de geste fort, juste un disque fluide, fidèle à lui-même. Wareham ne cherche pas à clore une histoire par un manifeste : il la laisse s’éteindre naturellement. On pourrait voir dans cette absence d’éclat une faiblesse, mais c’est tout le contraire. Rendezvous est l’anti “dernier album” : pas de conclusion, pas de message final, pas de nostalgie forcée. C’est un disque qui assume le passage du temps, qui accepte la fin comme un état naturel. Tout y est mesuré, presque méditatif. On sent que Wareham, loin d’être épuisé, a simplement trouvé la paix.
Avec le recul, Rendezvous apparaît comme l’un des disques les plus justes de la discographie de Luna. Moins immédiatement séduisant que Penthouse, moins rêveur que Bewitched, il brille par son équilibre, par son calme intérieur. C’est un album de fin qui ne cherche pas à faire le bilan, mais à rester fidèle à une ligne esthétique : la lenteur, la clarté, la mélancolie tempérée. Après la séparation du groupe, Wareham et Phillips poursuivront ensemble sous le nom Dean & Britta, reprenant cette mélancolie feutrée dans un format plus intime, plus cinématographique. Mais Rendezvous conserve, lui, la force du collectif. Il capture l’instant précis où un groupe parvient à son point d’équilibre juste avant de disparaître.
Luna s’éteint comme il a vécu : sans éclat, mais avec grâce. Rendezvous n’est pas un cri, c’est un souffle. Le murmure d’un groupe qui savait ralentir le temps, et s’en aller sans faire de bruit.