Shulamith
6.4
Shulamith

Album de Poliça (2013)

Rouge éthéré : entre trouble et beauté

Il y a des albums qui ne cherchent pas à séduire, mais à hanter. Des disques qui s’immiscent doucement, presque silencieusement, pour mieux se loger dans un coin de l’esprit. Shulamith de Poliça fait précisément ça : il n'explose jamais, mais il infuse, lentement, sûrement. C’est cette impression étrange, à la fois fascinante et frustrante, qui me pousse à lui attribuer un 7.5/10 : une œuvre marquante, mais pas inoubliable.


Dès les premières notes, Poliça dresse un monde enveloppant, saturé de sons électroniques, de textures liquides, de pulsations feutrées. Il y a quelque chose d'organique dans cette architecture numérique : tout semble respirer, vibrer, mais à travers un filtre. La voix de Channy Leaneagh, constamment autotunée, n’échappe pas à ce traitement : elle devient une matière sonore plus qu’un vecteur d’émotion brute. Ce choix, audacieux et assumé, est aussi ce qui divise.


La voix est omniprésente, mais jamais nue. Elle est tordue, étirée, démultipliée, jusqu’à devenir presque irréelle. Et pourtant, elle porte quelque chose d’intime, de vulnérable. Ce paradoxe est fascinant : comment une voix aussi trafiquée peut-elle encore sembler si fragile ? C’est là que réside, à mon sens, l’un des grands tours de force de l’album. Leaneagh semble parler à travers une vitre embuée : on ne comprend pas tout, mais on ressent. Sa voix devient le reflet flou d’un tumulte intérieur.


Certains titres le montrent avec brio : Spilling Lines respire une tension sourde, tandis que Tiff, en duo avec Justin Vernon (Bon Iver), installe un vrai dialogue entre deux douleurs. La mélancolie y est palpable, mais jamais larmoyante. On est dans quelque chose de plus diffus, comme une tristesse que l’on n’ose pas nommer.


Musicalement, Shulamith est d’une cohérence impressionnante. L’ensemble tient presque du concept-album, tant les morceaux partagent une même couleur, une même texture. On sent une véritable intention esthétique : celle de créer un cocon sonore à la fois confortable et anxiogène, sensuel et mécanique.


Mais à trop vouloir rester dans cette atmosphère vaporeuse, l’album finit parfois par se mordre la queue. Certains titres manquent de relief, de variation. À mi-parcours, l'écoute devient plus passive. On aimerait des respirations, des ruptures, des éclats. Il y a une forme de retenue constante qui finit par freiner l'émotion.


Derrière cette esthétique froide se cache une tension bien réelle. Shulamith fait référence à Shulamith Firestone, penseuse féministe radicale des années 70. Et si l’album ne verse jamais dans le manifeste, il distille une violence contenue, une révolte voilée. Il parle d’oppression invisible, de contradictions intimes, d’un combat intérieur qui ne dit pas son nom. On le ressent dans les textes, mais surtout dans cette manière de chanter “à travers un masque” — comme si Leaneagh étouffait une parole trop lourde.


Shulamith est une œuvre singulière, marquée par un soin du son impressionnant et une ambiance inimitable. Mais ce soin devient parfois un piège : à force de polir chaque détail, Poliça gomme un peu trop les aspérités. Mon 7.5/10 reflète cet équilibre fragile entre admiration esthétique et frustration émotionnelle. C’est un album que je respecte, que j’écoute parfois avec fascination, mais qui me laisse aussi sur le seuil. Comme si l’intimité qu’il promettait restait, malgré tout, hors d’atteinte.

CriticMaster
7
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Créée

le 17 avr. 2025

Critique lue 3 fois

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