Il y a des albums qui séduisent par leur polish, d’autres par leur radicalité. The Money Store, premier véritable album studio de Death Grips, s’inscrit résolument dans la seconde catégorie. Ici, rien n’est fait pour rassurer l’auditeur. L’expérience est brute, frontale, presque violente. Et pourtant, c’est précisément cette sauvagerie maîtrisée, cette manière unique d’utiliser le chaos comme vecteur d’expression, qui fait toute la puissance de ce disque. Un 8/10 s’est vite imposé dans mon esprit : non pas parce que tout y est parfait, mais parce que son intensité, sa singularité et sa cohérence méritent d’être saluées.
Dès les premières secondes de "Get Got", Death Grips expose son manifeste sonore : un beat glitché, ultra-rythmé, qui semble emprunter à la fois au hip-hop expérimental, à l’électro breakée et à la noise. La voix de MC Ride, à mi-chemin entre le cri et l’incantation, transforme chaque phrase en une forme de slogan primal. Ce n’est pas un rap traditionnel, c’est une explosion vocale. Et pourtant, ce morceau parvient à être étrangement accrocheur, presque pop dans son accroche rythmique. C’est l’un des tours de force de l’album : sous son apparente brutalité, il cache une précision chirurgicale et un sens aigu de la construction musicale.
Au fil des morceaux, cette impression de chaos organisé se renforce. "The Fever (Aye Aye)", avec son beat hypnotique et son refrain répétitif, agit comme un mantra délirant. "Hustle Bones", porté par un sample vocal trituré jusqu’à l’os, montre à quel point le trio maîtrise l’art de la dissonance contrôlée. Quant à "I’ve Seen Footage", peut-être le morceau le plus accessible de l’album, il réussit à fusionner punk et dance de manière presque ironique, sur fond de paranoïa numérique. On y retrouve cette obsession de l’urgence, cette volonté d’user la répétition jusqu’à la transe, comme pour confronter l’auditeur à ses propres limites.
Ce que j’apprécie profondément dans The Money Store, c’est cette manière de refuser toute concession. Death Grips ne cherche jamais à lisser son propos, ni à flatter les codes d’un genre précis. Le groupe invente sa propre grammaire sonore, une langue nerveuse, saturée, excessive — mais jamais gratuite. Même les morceaux les plus âpres, comme "System Blower" ou "Double Helix", révèlent à la réécoute une architecture complexe, presque mathématique. Rien n’est laissé au hasard, même si tout semble instinctif. C’est un paradoxe fascinant.
Mais ce choix de l’extrême a aussi ses revers. The Money Store est un album exigeant, qui peut facilement repousser. L’intensité sonore constante peut devenir épuisante, et certains morceaux, malgré leur efficacité, finissent par se ressembler dans leur agressivité. C’est sans doute ce qui m’a empêché de lui donner une note plus haute : cette impression que l’album frôle parfois la saturation émotionnelle, sans offrir de véritables respirations. On aurait peut-être gagné à voir Death Grips explorer davantage la nuance, la tension dramatique, plutôt que de foncer en permanence tête baissée.
Cela dit, il serait injuste de lui reprocher ce qu’il ne cherche pas à être. The Money Store est une déclaration d’intention, une œuvre viscérale et conceptuelle à la fois, qui réussit à transformer la dissonance en esthétique. C’est un album marquant, qui fait date, non pas parce qu’il cherche l’adhésion, mais parce qu’il affirme une identité sonore radicale, presque impossible à imiter.
C’est pour cela que je lui attribue un 8/10 : pas pour sa perfection, mais pour son audace, sa cohérence artistique et l’impact qu’il laisse bien après la dernière note. Il ne s’écoute pas, il se traverse — et laisse des traces.