Un coeur simple
Quiconque a un peu d' oreille sait qu'un morceau comme " I get around" vient d'un client peu ordinaire. Ce client n'entend que d'une oreille, il s' appelle Brian Wilson. Les Beach Boys,ça n'est pas...
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le 28 avr. 2012
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Chronologie The Beach Boys - Parenthèse 1 :
https://www.senscritique.com/liste/chronologie_the_beach_boys/4141338
"Pet Sounds" fut un succès critique, mais un semi-échec commercial laissant Brian, le groupe et la maison de disque dans une sorte de flou quant à la direction à prendre à l'avenir. Rassurés par le carton de "Good Vibrations", qui pour le coup met tout le monde d'accord tant la chanson est une des plus incroyables jamais enregistrées, Capitol laisse les coudées franches à un Brian déçu que "Pet Sounds" n'ait pas été reçu comme il l'avait imaginé, qui choisit cette fois de s'associer au parolier Van Dyke Parks, pour rempiler dans un projet censé surpasser l'album précédent et tenir la dragée haute à tous ces envahisseurs britanniques : "SMiLE".
Dans la lignée de "Good Vibrations" , "SMiLE" sera un concept album aux morceaux construits avec plusieurs assemblages complètement différents les uns des autres, il repoussera les limites de la pop music en intégrant des sonorités toujours plus nouvelles et variées, , et ses thématiques s'étendront de la découverte de l'Amérique à la perte de l'innocence individuelle. Ce projet d'une folie et d'une ambition sans borne s'écroulera au bois de quelques mois d'enregistrements, rongé par la fragilité et le perfectionnisme de son auteur principal, les difficultés purement techniques , ainsi que par les doutes qui commençaient à poindre dans l'entourage de Brian, reçus par celui-ci comme un manque de confiance assassin. L'album fut abandonné , retravaillé à la truelle pour devenir le "Smiley Smile" de 1967 , son contenu fut disséminé petit à petit dans les albums des Beach Boys sortis dans les 70's, puis réenregistré en solo par Brian presque 40 ans plus tard (précision importante : je ne l'ai pas encore écouté au moment d'écrire ces lignes). En 2011 , Capitol décide de sortir une compil des enregistrements d'époque de "SMiLE" qui suivrait la trame en 3 mouvements imaginée par Brian sur son effort de 2004, les "Smile Sessions".
Cette compile, bricolée par des personnes extérieures au groupe mais supervisée à priori de loin par Brian , aux enregistrements bâclés, voire carrément inachevés , assemblée pour singer la structure d'un album sorti des décennies plus tard, est une des œuvres les plus incroyables que j'ai pu écouté dans ma vie.
"Pet Sounds" est un chef d'œuvre, la méticulosité de sa conception, la façon qu'il a de parler du sentiment post adolescent dans un cadre aussi grandiose, les harmonies poussées à un niveau jamais atteint auparavant, tous ces aspects ont contribué à élever l'album au rang qui est le sien aujourd'hui. Sur le single "Good Vibrations" qui suivra, Brian a réussi à augmenter le niveau de complexité de la composition, tout en simplifiant paradoxalement ses sonorités, en accédant à une forme de tonalité plus sensorielle, plus brute, plus universelle encore. Parce qu'à mes yeux c'est ce qui manque à "Pet Sounds" , cette forme d'accessibilité , cette manière qu'avait "Good Vibrations" de ne pas s'adresser uniquement aux oreilles et au cerveau , mais carrément aux tripes voire même au subconscient de l'auditeur... Et même si "SMiLE" n'a pas été achevé , les "Smile Sessions" réussissent et surpassent carrément ce tour de force, se dépouillent de tout se qui fait la grandeur et la dignité de "Pet Sounds" pour aller toucher quelque chose de bien plus intime et personnel , et donc universel, ce qui donne finalement au disque, une fois qu'on l'a digéré, quelque chose de plus grand encore... Comment une œuvre inachevée peut elle atteindre un tel niveau ? Qu'aurait donné le "SMiLE" qui était censé sortir en 1967 ? Est-ce que Brian lui même en a la moindre idée ?
Pour éviter de faire dans la science fiction et le "What If?" , il vaut mieux rentrer dans le gros du sujet : les morceaux eux même. On a donc une structure en 3 mouvements , et si je n'ai pas trouvé vraiment d'infos qui la corroborent, voilà mon impression personnelle. Pour moi le déroulé part du macro , d'un point de vue éloigné et de grande ampleur, avec un premier mouvement grandiose à l'ambition monumentale qui parle de sujets aussi vastes que la découverte de l'Amérique , sa colonisation et son industrialisation. Sur le deuxième on recule d'un cran, le ton se veut plus intime et parle de perte d'innocence. Quant au troisième, il poursuit sa régression thématique , en parlant de sujets toujours plus légers et intimes, qui touchent essentiellement à l'enfance avant de rentrer dans le quasi subconscient d'un nouveau né, et donc paradoxalement accéder à un niveau universel et cosmique encore supérieurs. Je n'ai jamais pris de LSD, et je pense qu'il s'agit d'un facteur clé dans la conception de "SMiLE" , mais malgré tout la démarche a fonctionné à fond sur moi, et m'a touché à un niveau personnel comme jamais je n'aurais pu l'envisager.
On attaque avec le diptyque "Our Prayer et "Gee" , deux morceaux très courts , a capella, qui réaffirme à mes yeux les deux aspects principaux de l'identité historique du groupe. Le premier est un chant quasi religieux , d'une beauté angélique à tomber par terre, alors que le deuxième est un espèce de doo wop fun, rigolard et endiablé. Le cadre est posé, et clairement on est chez les Beach Boys bordel !... On enchaine avec une des raisons de l'effondrement de "SMiLE", et paradoxalement une de ses réussites majeures , "Heroes and Villains". Dans la lignée de "Good Vibrations", le morceau est d'une complexité folle, et il devait durer entre 7 et 8 minutes et être composé de bien plus de phases que dans le résultat présent. Les morceaux qui suivent, à savoir l'envoutant et mystérieux "Do you like worms ?", les étrangetés très courtes "I'm in Great Shape" et "Barnyard", ainsi que le merveilleux "My Only Sunshine" n'étaient d'ailleurs pas censés être des chansons à part entières, mais des chapitres intégrés dans "Heroes and Villains". Il s'agit ici d'un véritable western, on est dans le far west, dans la naissance de la Californie, ça parle des indiens, des saloons, c'est un projet d'une ampleur sans égale qui fait appel à un imaginaire incroyable et sans limites. "Do you like worms ?" tout particulièrement s'attarde sur le caractère colonisateur de la démarche , avec ce chant hawaien de Thanksgiving ("Mahala-lu-lei /
Mahala-lu-la / Keeni-waka-pula) aussi envoutant que cruellement ironique. "Cabin essence" prolonge ensuite cette veine, en parlant de la construction des chemins de fer par les immigrés chinois, et utilisent des sonorités très folk et country plutôt contemplatives, avant d'enchainer sur un refrain locomotive aux intonations très asiatiques en arrière plan. Les deux énormes blocs de ce mouvement, "Heroes and Villains" et "Cabin essence", sont aussi les deux chansons les plus symptomatiques de "SMiLE" dans la réussite comme dans l'échec. La première s'est finalement avérée tout bonnement impossible d'être achevée de la manière dont les auteurs le souhaitaient, là où les paroles de la deuxième ont cristallisé les tensions entre Mike Love et Parks, le premier soupçonnant des références à la prise de drogues dans l'écriture du dernier couplet ("Over and over, the crow cries uncover the cornfield / Over and over, the thresher and hover the wheat field") , précipitant ainsi le départ soudain du deuxième. Paradoxalement en l'état les morceaux restent une formidable réussite, d'une richesse et d'une variété sans bornes. Et ce qui me frappe , c'est que si les sujets en eux même sont très adultes et sérieux, violents et âpres, le point de vue semble être celui de quelqu'un de très jeune , ou alors celui d'un d'adulte qui est régulièrement frappé par des impressions , des sensations, de retour en enfance. Rien que le titre "Heroes and Villains" renvoie à des affrontements enfantins très manichéens, les cowboys et les indiens, les gendarmes et les voleurs. Dans "Cabin Essence" et dans "Do you like worms ?" , j'ai l'impression que les sonorités, la manière de chanter les refrains, les onomatopées , font appel à la partie cachée de notre cerveau , celle qui conserve les sensations enfantines , et les réveille alors qu'elles ne sont que rarement sollicitées. Mais pour moi c'est dans "My Only Sunshine" que c'est le plus flagrant , on est plongé comme dans un souvenir dans cette comptine d'une pure nostalgie et la voix éloignée de Dennis rappelle celle d'un être cher de notre passé qu'on aurait perdu.
Et ce qui me conforte dans cette impression , c'est bien sûr le contenu du deuxième mouvement. Comme dit plus haut, c'est la sensation de perte d'innocence qui est au centre de celui ci , et on part du niveau global et macro pour arriver à une échelle plus modeste et plus personnelle. On commence par "Wonderful", morceau sans refrain qui suit la structure d'un conte de fée (une jeune fille croyante et à la famille aimante voit son univers bouleversé et son innocence perdue par l'apparition dans sa vie d'un garçon), aspect qui est relevé par le clavecin très médiéval qui sert de support à l'histoire qui est racontée. Il y a ensuite un diptyque avec pas (ou très peu) de paroles, celles ci ayant été perdues ou pas encore enregistrées , mais dont les titres ne laissent que peu de place au doute quant à leurs intentions : "Look (Song for Children)" et "Child Is Father of the Man". La phrase "Child is Father of the Man" surtout est passionnante dans sa manière de parler du fait qu'en tant qu'adultes, nous sommes la somme des expériences , sensations et traumas que nous avons vécu enfant. Même si ils n'étaient pas destinés à l'être à la base, les deux morceaux font parties de mes instrumentaux préférés jamais enregistrés par les Beach Boys. La dernière chanson du mouvement est "Surf's Up" , dont les paroles sont peut être les plus précises et travaillées de tout l'album, comme une prise de conscience de l'adulte pour décrire cette sensation de perte d'innocence, avec ce "Child Is Father of the Man" qui se répète en boucle à la fin. Evidemment c'est un peu triché parce que ce sont des prises de 1971 qui ont été utilisées pour ce morceau, qui a donc un caractère plus "fini" que les autres. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas apprécier à sa juste valeur la puissance de la mélodie et de sa nostalgie bien sûr.
Enfin je trouve que c'est dans le troisième mouvement que cette sensation de régression temporelle , mais de progression spirituelle et de quête de vérité est la plus forte. On attaque avec le morceau ambiant "I Wanna Be Around / Workshop" , petite mélodie enchainée avec un collage de bruits un peu éloignés, significatif du jeune ado qui observe les adultes travailler au loin et se demande ce qu'il va faire de sa vie. Cette volonté de faire partie de ce monde , sans se douter de l'aspect négatif qui l'entoure, et donc bien sûr l'époque où son innocence était encore totalement préservée. Ensuite, "Vega-Tables" et sa ritournelle qui sera utilisée pour faire le "Mamma Says" de l'album "Wild Honey" est un des morceaux les plus jouissifs et ludiques de l'album, on est dans la peau d'un gosse avec ce chant lexical très enfantin de l'objet "préféré" souvent mis en avant par les enfants pour définir leur identité devant les autres (en l'occurrence quel légume, oui oui , tu préfères ?) et on est entouré par la bienveillance et l'amour maternel, positif et inconditionnel. Dans l'excellent instrumental "Holidays", on attaque avec une mélodie au marimba, espèce de xylophone latino, qui rappelle la marche d'un gosse qui rentre joyeusement de l'école pour profiter des vacances. Petit à petit l'instrumental change, se fait plus doux et feutré, comme pour rappeler des sonorités typiques des chansons réservées aux nouveaux nés. On arrive ainsi dans le "Wind Chimes" , chanté par Carl avec une douceur d'une pureté incroyable, qui me fait l'effet d'être un bébé qui observe la danse d'un carillon suspendu au rythme d'une légère brise. Il se dégage de ce morceau une impression de sérénité , entrecoupée de moments de fanfare qui s'apparentent à des fous rires incontrôlables, qui tranche vraiment avec le reste. "The Elements: Fire (Mrs. O'Leary's Cow)" est un peu particulier, parce qu'il fait partie d'une section "Elements" que Brian voulait inclure dans l'album sans pouvoir y parvenir, une autre des raisons de la chute de celui ci. Mais j'arrive quand même à rattacher la chanson à ma théorie de par ses sonorités très inquiétantes et flippantes, comme une plongée dans les peurs irrationnelles de l'inconnu et de phénomènes inexpliqués qu'on peut avoir quand on est très jeune. Le dernier morceau du disque est lui aussi inachevé : "Love to Say Dada" , avec ses paroles en forme d'onomatopées mystérieuses incompréhensibles, comme perçues par un bébé , et dont le titre parle pour lui même je pense, avec cette référence à la fois à la petite enfance et au LSD, qui a poussé Brian à coucher sur disque le trip qu'il vivait durant la préparation de "SMiLE". Et on termine avec "Good Vibrations", cerise sur le gâteau qui se passe de commentaires, et j'inclurais même "You're Welcome" , qui clôture idéalement le gros du disque.
Les "Smile Sessions" proposent ensuite de multiples versions des morceaux, des prises alternatives voire même d'autres chansons (dont "He Gives Speeches", qui deviendra "She's Goin' Bald" sur "Smiley Smile") , mais je ne m'y suis pas vraiment attardé tant les morceaux principaux m'auront plonger dans un état de plénitude et d'admiration rarement atteint dans ma vie.
"SMiLE" a réussi à me parler pas seulement en tant que fan de musique et des Beach Boys , mais aussi en tant qu'individu, dans tout l'assemblage bancal qui me constitue depuis ma naissance. J'ai l'impression que les sonorités d'apparence très simplistes et tribales , alternées avec une mélancolie d'une beauté infinie et des arrangements d'une inventivité redoutables, ont réussi à solliciter toutes les zones de mon cerveau et de mon âme, même celles endormies depuis des décennies, ensevelies sous des montagnes d'amertume, de doutes et de regrets.
Toute cette critique suit mon interprétation personnelle, c'est très perché et tiré par les cheveux, mais je suis tombé sur cette citation dans un obscur site qui me réconforte beaucoup :
Months before late December 1965
Brian Wilson takes acid for the second time, an "extremely potent dose."
This LSD trip serves up a "horror movie" that begins with the sound of sirens from nearby fire trucks. Brian imagines being consumed by flames and dying. "...I was bathed in flames, dying, dying, and then the screen inside my brain went blank. I visualized myself drifting back in time. Getting smaller and younger." Brian relives arguments he'd had with his father. He continues to drift back in time. "I continued getting smaller. I was a baby. An infant. Then I was inside the womb. An egg. And then, finally, I was gone. I didn't exist."
Le meilleur album que j'ai écouté de toute ma vie jusqu'à présent n'est jamais sorti.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Albums, 2025 en ALBUMS et Chronologie / The Beach Boys
Créée
le 9 sept. 2025
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