La chaleur étouffante des sixties, une forte odeur de révolution, et l’espoir qui poussait à l’action, le changement politique ou artistique, l’action, vite ! Le premier morceau est très simple. La percussion sonne comme un coup de trique, c’est Driva Man. Un esclave en fuite est ramené à la plantation. Le ton est donné, c’est sans équivoque. Le chant est sans fioritures, sorti de la terre, comme « sale », et la voix d’Abbey Lincoln résonne comme chargée, cassée, lugubre. On n’est pas là pour faire joli. Freedom Day. Ce morceau est joyeux comme le score d’un thriller d’époque, donc avec une superbe section de cuivres. Il résonne comme un manifeste politique sorti d’un film d’action. On est en pleine révolution africaine, révolution mondiale, révolution musicale. C’est le choix d’un jazz expérimental, certains disent hard bop, ouvert à plein d’influences, presque pop, au sens de populaire. A l’époque la pop c’était plus sérieux que maintenant et le mélange est tout sauf formaté. Ce disque est une proposition clairement politisée et engagée socialement. Triptych c’est une improvisation, ou un happening sonore qui éclate et rompt tous les silences. Ça commence par une rythmique rikiki, du silence, des percussions… Et soudain les cris d’Abbey éclatent! Un vrai cri nègre de libération, qui éclate comme les cris d’une femme en plein travail, un accouchement sans péridurale. Enorme !
La collaboration entre Max Roach et Oscar Brown a été houleuse, car il n’appréciait pas le choix clairement politique donné à l’album. Il n’a pas apprécié non plus que certains morceaux aient étés réarrangés sans son autorisation, (on peut le comprendre), et les hurlements sur Triptych (mon morceau préféré), il a trouvé ça too much. Deux artistes, deux visions sur un même album. Roach (politique), Brown (l’art pour l’art). Mais ils sont d’accord sur le fond, c’est ça qui compte.
Et on poursuit par une superbe rencontre entre l’Amérique et l’Afrique. Pour une fois, l’Afrique semble prendre le dessus All Africa. Une mélodie simple, et universelle dans sa simplicité même. Une section de cuivre qui fait le chœur d’orchestre, avec que du beau linge : Eric Dolphy, Coleman Hawkins, en tête. Les autres je ne les connais pas, mais avec ces deux là, aucun risque, les autres derrière, c’est du lourd et du virtuose. Tears For Johannesbourg. Une rythmique complexe, des mélodies travaillées à cœur ouvert, le tour du monde noir et révolutionnaire en courant continu. Une basse répétitive, des chants et contrechants évocateurs. Ténor, sax, trompette, c’est un bijou de composition-improvisation ce titre. African Lady. J’ai rarement vu un album de jazz avec autant de morceaux qui revendiquent l’Afrique. All Africa, African Lady…
Et je comprends pourquoi j’aime Abbey. Il y a du Billie Holiday en elle. Cette rage contenue, soutenue, cette voix douce, immature, très mature, et terrible, chargée émotionnellement...Arghh ! C’est bon! A partir du septième morceau, j’ai eut l’impression de revenir à un album de jazz normal. Si tenté qu’un album de hard bop puisse être « normal ». Le jeu de virtuosité pur et dur reprend ses droits, et la batterie reprend sa place de métronome. Heureusement, il reste l’esprit. J’ai eut l’impression d’une bande de jazzmen sortis dans la rue. Ils voient une émeute, lisent dans le journal qu’il y a une révolution dans un pays Africain, et se disent qu’ils doivent bouger eux-aussi. Ils manifestent leur colère, cassent une ou deux vitrines, sonnent la révolte à grands coup de tambour et trompettes, et enfin retournent au studio pour enregistrer un album surchauffé et original. Jazz, Afro-cubain, voire Caribéen par détours rythmiques, le tour du monde des rythmes nègres, disséminés de par le monde, tout comme une diaspora. Ceci n’est pas un album de jazz comme les autres, c’est sûr. Profond, magique, indispensable.
Angie_Eklespri
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le 19 nov. 2014

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